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et d’une femme jusqu’à être une question de « roucoulement ». Il s’écriait : « Le mariage n’est pas rien que l’amour ; c’est la subordination de l’amour à la justice, subordination qui peut aller jusqu’à la négation même de l’amour, ce que ne comprend plus, ce que repousse de toute l’énergie de son sens dépravé la femme libre. » La divinisation romantique de la passion n’eut pas de plus rude adversaire. Toute son admiration, toutes ses préférences allaient à ces matrones antiques dont le rêve de vie se résumait dans les six mots cités plus haut : Ubi tu Gaïus, ibi ego Gaïa.

Je crains qu’actuellement nous ne soyons tous bien éloignés, même en dehors de la gauche féministe, de ces notions saines et fortifiantes sur le grand contrat entre les deux sexes. On s’est accoutumé insensiblement, sous l’influence persistante du romantisme, à les trouver sauvages et désenchantantes, oubliant les fortes raisons qui avaient fait souhaiter la subordination de la passion à des considérations plus élevées. Il suffit pourtant de se représenter par l’imagination la société de l’avenir telle que la rêvent les Olive Schreiner, pour sentir combien nos pères étaient dans le vrai, toute question de morale et de religion mise à part. On ne bâtit pas sur le sable. Il est parfaitement puéril d’essayer de fonder un ordre quelconque sur la plus fragile des passions humaines, la seule que la Nature, qui avait ses raisons, ait faite éphémère. Un ambitieux reste ambitieux, un avare reste avare, un amoureux ne reste pas amoureux. De sorte qu’il faut à toute force, qu’on le veuille ou non, aboutir à l’amour libre. On a vu tout à l’heure par plusieurs exemples que les théoriciens du parti échappent de moins en moins à cette espèce de fatalité.

Le plus singulier, c’est que ce soient généralement les femmes qui prennent l’initiative de démolir la forteresse du mariage, créée pour elles, pour leur protection dans cette terrible lutte pour l’existence qui augmente d’âpreté à chaque génération. Je ne prétends pas que tout soit pour le mieux dans la forteresse, et j’admets sans difficulté qu’on tâche à en améliorer certains détails ; mais je ne vois pas, ou plutôt je vois trop bien ce que deviendraient les héroïnes des romans féministes anglais, si leur thèse venait par malheur à triompher. Pauvres filles ! Pauvres innocentes, d’avoir cru que les hommes n’attendaient que l’heure de la libération pour devenir d’aussi parfaits amans, aussi constans, que les bergers de l’Astrée ! Sans vouloir dire du mal des hommes, il m’est impossible d’en penser tant de bien. Je suis de l’avis d’Arabelle, qui recommandait de leur attacher à la patte un fil légal, parce que, disait cette bonne fille, « on a trop de