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pour porter un « joug » et endurer une « sujétion » en vue d’un « but supérieur ».

Et le doux Nicole lui-même ! Avec quelle indignation ne parle-t-il pas[1] de « morale poétique et romanesque » qui prétend légitimer la passion ! Il faut reconnaître que, sur un point au moins, Nicole, Bossuet et Bourdaloue se rencontrent avec les féministes. Ils voient également une disconvenance entre les « belles passions » et l’ensemble d’obligations et de devoirs que représente le foyer domestique. Les uns et les autres estiment de même que le désaccord est irréductible, et ne diffèrent que sur la conclusion à en tirer : les moralistes du XVIIe siècle demandent que l’on dompte la passion, les féministes qu’on supprime le foyer.

On objectera que ces moralistes étaient avant tout de grands chrétiens, et préoccupés comme tels de poursuivre « le péché de la chair. » Soit. La belle page que voici, sur « l’idée du mariage », n’est ni d’un chrétien, ni même d’un moraliste ; elle est d’un révolutionnaire, et a été écrite en 1858. « Cette idée, il n’y a pas à s’y tromper, n’est rien de moins que le projet de dompter l’amour, de le rendre constant, fidèle, indéfectible, supérieur à lui-même, en le pénétrant à haute dose de ce sentiment de dignité qui accompagne l’homme dans toutes ses actions, et on unissant l’homme et la femme dans une communauté de conscience, dont la communauté de fortune devient la conséquence et le gage. La consécration matrimoniale par le ministère du prêtre, avec sacrifice, auspices, invocation des dieux, banquet eucharistique, paroles secrètes, bénédiction, exorcisme, n’a pas d’autre sens. Pour le vulgaire, c’était comme un philtre mystérieux qui devait conférer à l’amour la qualité divine, l’incorruptibilité… Ce n’est pas rien… que cette aspiration sublime à qui la chair répugne, que la beauté même ne satisfait pas, et qui sous cet idéal cherche un idéal supérieur, l’idéal de l’idéal. » L’écrivain qui approuve ainsi que l’on « dompte l’amour », de peur que l’union conjugale ne cesse d’être avant tout une « communauté de conscience », a été de son vivant l’épouvantail de la bourgeoisie. C’est Proudhon, dans un livre[2] d’une violence brutale contre la religion. La très haute idée qu’il se faisait du mariage ne lui avait pas permis de lire ou d’entendre de sang-froid les théories de George Sand et des phalanstériens sur l’amour libre. Il ne se possédait plus à la pensée de lâcher la bête humaine après qu’on avait eu tant de peine à la brider tant bien que mal. Il ne pouvait surtout concevoir que des êtres doués de raison méconnussent les vraies proportions des choses au point de rabaisser l’union d’un homme

  1. De la comédie.
  2. De la justice dans la révolution et dans l’Église.