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formée, où l’ancienne société avant perdu sa règle, la nouvelle n’a pas encore trouvé la sienne.

Ainsi disparaît le contraste qu’on se plaît à établir entre les contes de la reine de Navarre et les poésies de Marguerite. On ne lit plus guère ces poésies, et on ne les lit pas sans ennui ; elles ont péri par l’insuffisance de l’exécution, et si elles ne tiennent pas de place dans l’histoire de la littérature, c’est faute que la forme y ait été égale au sentiment. Mais la conception y est souvent originale et supérieure à ce que nous trouvons chez les meilleurs poètes de l’époque. L’intensité avec laquelle Marguerite exprime sa tendresse pour son frère, la naïveté de l’émotion en face de la nature, l’angoisse de la mort, les effusions mystiques, ce sont autant d’élémens du lyrisme. Les Dernières poésies contribuent à faire mieux ressortir le caractère religieux et, si l’on veut, la note protestante de ce lyrisme. Dans le poème des Prisons, — soit d’ailleurs qu’elle s’y soit elle-même mise en scène ou qu’elle y ait esquissé une sorte d’allégorie des destinées de l’âme — la reine de Navarre fait une revue des « prisons morales » par où elle a successivement passé. Elle a été prisonnière de l’amour, puis de l’ambition et de l’honneur mondain, enfin de la science. Elle s’est enfermée dans le palais du savoir humain, et ce palais, dont les piliers étaient faits avec des livres, était encore une prison. La délivrance lui est venue d’une parole qui a été pour elle la révélation souveraine et la parole de vie :


« Je suys qui suys, qu’œil vivant ne peut voir »
Ceste voix-là, ceste parole vive,
Où nostre chair ne congnoist fonds ne rêve,
Me print, tua et changea si soudain
Que je perdis mon cuyder faux et vain ;
Car en disant « Je suys qui suys » tel maistre
M’aprint alors lequel estoit mon estre.
S’il est qui est, hors de luy je ne puys
Dire de moi, sinon que je ne suys.
Si rien ne suys, las ! où est ma fiance,
Vertu, bonté, et droite conscience ?
Or suis-je rien, s’il est celui qui est.


Et elle prolonge en une terrible série de vers cette opposition entre le créateur qui est Tout et la créature qui n’est Rien. Ce sont les litanies de l’âme dévote, ravie en l’adoration de son Dieu, et qui trouve, à se remettre sous les yeux sa propre humilité, une âpre jouissance. Le style même est d’une lectrice habituée des livres saints, retrouvant sous sa plume les images bibliques, abondant en rapprochemens avec les personnages des Écritures, Dathan et Abiron, Samson, Samuel, Saül. Nous avons ainsi l’idée d’une poésie d’essence religieuse, qui a sa source dans la vie intérieure et dans les émotions de l’âme mise par la