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et ne se piquait pas beaucoup de logique. Elle était entraînée par son goût de la discussion théologique et par l’attrait de la nouveauté. Elle aimait la Réforme pour le mouvement d’idées qu’elle y trouvait, et aussi pour la sympathie que lui inspirait la personne de quelques Réformés, d’un Berquin, d’un Lefèvre d’Étaples. Au moment de conclure, elle était retenue par toute sorte de liens, par l’habitude, par les souvenirs de l’éducation, surtout par son attachement au roi de France. Comme le connétable de Montmorency s’enhardissait à la dénoncer, François Ier, qui la connaissait bien, répondit : « Ne parlons point de celle-là. Elle m’aime trop. Elle ne croira jamais que ce que je croiray. Elle ne prendra jamais de religion qui préjudicie à mon État. » Qu’elle ait été arrêtée sur la pente par ce scrupule de tendresse, cela s’accommode bien à ce que nous savons d’elle. Et comme elle ne cessa jamais de faire profession de la foi catholique, comme tous ses actes sont d’accord et que la loyauté de son caractère nous est connue de reste, c’est donc qu’elle ne soupçonna pas elle-même la portée de quelques-unes de ses opinions.

Nous pouvons maintenant aborder l’œuvre littéraire de Marguerite de Navarre, lui restituer son véritable sens, et avant tout en dissiper l’apparente incohérence et contradiction. Car on s’étonne que de la même main soient partis les contes de l’Heptaméron et les « marguerites » mystiques, et que l’auteur de tant de scabreux récits dont les maris et les moines font les frais soit aussi le poète pieux du Triomphe de l’Agneau et de l’Oraison de l’âme fidèle. Aux raisons que nous avons indiquées plus haut et qui ont accrédité la réputation de légèreté de Marguerite, il faut ajouter, et comme une des plus puissantes, l’idée qu’on se fait du livre qu’elle composa, suivant le mot de Brantôme « en ses gaietés ». Voilà, semble-t-il, des gaietés un peu bien vives. Qu’est-ce, en effet, pour la plupart des gens que l’Heptaméron ? Un recueil de contes libertins, indécens ou même graveleux, une satire de la fragilité ou de la perversité des femmes, la continuation ou l’exagération des fabliaux du moyen âge. Mais quand on le juge ainsi, c’est qu’on ne l’a pas lu ou qu’on l’a lu superficiellement. On est dupe d’une opinion préconçue ou d’un malentendu. On confond l’œuvre de la Reine de Navarre avec les Cent Nouvelles nouvelles ou avec les Contes de La Fontaine. C’est le mérite de cette œuvre d’en être très différente.

L’Heptaméron comprend deux élémens, les histoires proprement dites et les dialogues qui les relient. On a coutume de tenir peu de compte des dialogues et de les traiter comme une partie négligeable, ou comme un fâcheux remplissage. Telle en est au contraire l’importance que ce sont eux qui nous renseignent sur les intentions de l’auteur et sur la portée de son œuvre. Ceux qui y prennent part, désignés