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malaisé de l’apercevoir, et les élémens en sont assez faciles à démêler. C’est d’abord qu’on l’a jugée d’après le milieu et le temps où elle a vécu et qu’on lui a prêté les mœurs de son entourage. Elle-même a rendu la confusion possible par certaines complaisances que lui a arrachées sa passion pour son frère. Ne la voyons-nous pas se faire la confidente des amours du Roi, prêter la main à ces intrigues, vivre en bonne intelligence avec ses maîtresses, composer des devises pour la comtesse de Châteaubriant, dédier à la duchesse d’Étampes son poème de la Coche ? C’est ensuite qu’elle a été victime tout ensemble de l’affection des uns et de la haine des autres. Marot la célèbre dans ses vers ; et il a suffi de cette fiction idéale, pour qu’on fit entrer dans l’histoire le roman des amours de la princesse et du poète. D’autre part les sympathies de Marguerite pour la Réforme la désignaient aux calomnies des dévots. Après qu’elle eut publié le Miroir de l’âme pécheresse, suspect d’hérésie, un moine fanatique propose de la mettre dans un sac et de la jeter au fond de la Seine, les écoliers du Collège de Navarre représentent une farce allégorique où elle est figurée sous les traits d’une furie. La haine ne choisit pas ses armes : on alla jusqu’à incriminer la tendresse de Marguerite pour son frère. Enfin, grâce à la confusion des noms, un peu de l’infamie de sa nièce, Marguerite de France, première femme de Henri IV, a rejailli sur elle. C’est ainsi que le pamphlet, la poésie, le roman ont concouru à former un type de convention qui s’est accrédité. La véritable Marguerite est très différente : honnête dans un temps où l’honnêteté passait à peine pour vertu, sérieuse en dépit d’une humeur libre, vive, enjouée, et enfin pénétrée du sentiment de sa dignité de femme et de reine.

Le trait dominant de son caractère est l’ouverture et la curiosité de l’intelligence : elle a le goût des idées ; en jargon d’aujourd’hui, nous dirions qu’elle fut une « intellectuelle ». Ce goût pour les choses de l’esprit s’annonce chez elle de bonne heure et remplit son enfance studieuse. Elle veut tout savoir, et par-là elle est bien de son temps, de ce XVIe siècle dont la marque est l’universelle curiosité. « Madame, lui dit en plaisantant son directeur de conscience, l’évêque Briçonnet, s’il y avait au bout du royaume un docteur qui pût par un seul verbe abrégé apprendre toute la grammaire autant qu’il est possible d’en savoir, et un autre la rhétorique, et un autre la philosophie, et aussi les sept arts libéraux, vous y courriez comme au feu. » Elle y courut en effet, et elle s’y brûla. Ce n’est pas chez elle une simple velléité, une confuse aspiration. Elle a compris véritablement ces lettres qu’elle aimait. Elle a été pour elles une protectrice éclairée, beaucoup plus que François Ier. Elle a discerné ou deviné les plus grands esprits de son temps. Elle a poussé ce plaisir de comprendre jusqu’aux extrêmes limites, jusqu’au point où il devient un obstacle qui nous empêche