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un sentiment particulièrement juste et puissant de la réalité.

Quoi qu’il en soit, une fois cette première inquiétude passée, on ne saurait qu’admirer la conviction, la pénétration et la force avec lesquelles M. Dagnan-Bouveret a caractérisé toutes ses figures. Le Christ est très moderne, un peu languissant, sinon efféminé, et légèrement sentimental, mais tendre, délicat, exalté. Le doux saint Jean, à sa gauche, est un de ces beaux adolescens, à la physionomie ouverte et confiante, comme on n’en trouve plus guère dans nos grandes villes, un adolescent de province ou de campagne avant la vie de garnison. Il rappelle, pour la naïveté et pour la vérité ethnographique, le saint Jean tourangeau qui interroge le Christ dans la Cène de notre Jehan Foucquet, si familièrement installée, autour d’une table ronde, dans une bonne salle d’auberge, dont la fenêtre ouverte laisse voir l’abside de Notre-Dame. Parmi tant d’illustres prédécesseurs, si M. Dagnan-Bouveret se rattache plus directement à l’un d’eux, sciemment ou spontanément, c’est (qu’il en soit loué) au peintre de Charles VIII et de Louis XI, à notre peintre le plus vraiment national et qui, comme M. Dagnan, a puisé les meilleurs élémens de son génie, dans l’étude attentive et franche des types locaux et de la vie française. Les apôtres de Caslagno, de Léonard, d’Andréa del Sarto étaient des Milanais et des Florentins exaltés et transfigurés par la majesté de la tradition évangélique et antique, les apôtres de M. Dagnan-Bouveret sont des Français, paysans ou citadins, choisis de préférence, par l’artiste, comme ils l’eussent été par le Christ, dans le peuple et parmi les travailleurs. Sous les tuniques ou les toges, de couleurs unies et sobres, bleuacées ou verdâtres, dont ils sont modestement vêtus, on reconnaît des types aussi vrais et aussi prochains que les types déjà fixés, avec autant de finesse, mais moins d’ampleur et de virilité, dans le Pardon ou les Conscrits. L’honnêteté, la franchise, la conviction parlent sur tous ces visages dont quelques-uns sont aimables et quelques autres énergiques. Comme Fra Angelico et Luini, comme tant d’artistes, tendres et doux, qui ne purent jamais peindre un bourreau effrayant, il semble que la droiture de M. Dagnan, si bien préparée à exprimer des physionomies honnêtes, ait eu quelque peine à réaliser le type affreux de Judas. Son traître, immobile, à la gauche du Christ, dans une attitude sournoise et troublée, l’œil fixe, la lèvre plissée, garde encore un air si simple et si digne, que beaucoup l’ont pris pour saint Pierre. On croyait trouver l’Iscariote dans un autre personnage, brun et barbu, d’aspect revêche, à profil sémitique, debout, qui s’avance sur la gauche. On sait combien Léonard réalisa difficilement son type de traître,