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ils constatent qu’une fois ce métier appris, on a le droit de dire tout ce qu’on veut, tout ce qu’on rêve, tout ce qu’on pense, sans s’inquiéter de la mode courante ou de la théorie dominante. Une bonne peinture, après tout, quel qu’en soit le sujet, reste toujours de la bonne peinture ; un sujet quelconque présente toujours un certain intérêt lorsqu’il est bien rendu ; il suffit que l’artiste y ait mis sincèrement quelque chose de lui-même dans la façon de voir, de sentir ou d’exécuter.

Il faut renoncer, décidément, à ce séduisant paradoxe que des arbres sans racine produisent des floraisons plus fraîches que les arbres à croissance régulière, et qu’il suffit, à chaque génération, d’un enthousiasme spontané pour créer, de toutes pièces, un art nouveau. Si l’art, qui est l’expression de la vie, n’est, comme la vie elle-même, qu’un perpétuel renouvellement, il ne peut, non plus qu’elle, se soustraire aux lois générales qui dirigent ses transformations. Rien ne vient de rien ; tout procède de quelque chose et tout engendre quelque chose. L’artiste qui semble le plus original aux esprits superficiels est d’ordinaire celui qui s’est le mieux approprié, dans le passé, le plus grand nombre d’élémens épars, mais qui, se les assimilant avec le plus de force, ajoute à ce trésor acquis les richesses de son propre génie, accumulant de la sorte à son tour une réserve nouvelle d’inspirations et d’enseignemens pour l’avenir ; tels furent Léonard, Michel-Ange, Titien, Raphaël, Corrège, Rubens, Rembrandt, Vélasquez, tous les peintres de génie, et, au-dessous d’eux, tous les peintres de talent. C’est le train ordinaire des choses ; si infatués que nous puissions être de tous nos progrès réels ou de nos apparences de progrès, nous n’y changerons rien : il faut se résoudre, pour naître, à avoir un père et une mère, et pour savoir quelque chose, à l’avoir appris. S’il subsistait, à cet égard, quelque doute, dans l’âme troublée de nos jeunes décadens, ils n’auraient qu’à regarder d’où procèdent, au Champ-de-Mars comme aux Champs-Elysées, les maîtres indépendans pour lesquels ils réservent un reste d’indulgence. Les moins contestés par eux, les plus fêtés par le public sont précisément ceux qui doivent le plus à leur enthousiasme réfléchi pour le passé, ceux chez qui l’étude attentive et obstinée des maîtres a toujours accompagné l’observation consciencieuse de la nature vivante : ce sont MM. Puvis de Chavannes, Dagnan-Bouveret, Henner, Harpignies, Benjamin-Constant, pour ne citer que les plus en vue. Quant aux étrangers, Anglais, Allemands, Belges, assez brillans cette année, on sait qu’ils n’ont pas l’habitude de renier leurs glorieux an-nôtres.