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en Abyssinie ne peuvent donc être comparées puisqu’elles ont été effectuées dans des conditions toutes différentes.


XI

En somme, pour entrer définitivement dans le concert des peuples civilisés, il ne manque plus aux Abyssins qu’un souverain de génie qui fasse pour eux ce que Pierre le Grand a fait pour les Russes, en leur imposant une administration moderne et une armée régulière. Ménélik, avec sa soif d’instruction, son activité et ses aptitudes, est-il de taille à remplir un aussi grand rôle ? L’avenir nous le dira. Le prestige qu’il vient d’acquérir faciliterait sa tâche.

Un peuple européen est capable, plus que tout autre, d’aider Ménélik à initier les Abyssins au progrès et à la science militaire : ce sont les Russes. En effet, les Abyssins sont la seule nation africaine qui ait conservé le christianisme orthodoxe. Des traditions y subsistent encore de l’époque où domina l’influence hellénique. En Abyssinie comme en Russie, la civilisation provient de Byzance. Les deux peuples, malgré la distance qui les sépare, se considèrent comme frères de religion. Ainsi s’explique la sympathie qu’ils ressentent l’un pour l’autre ; ainsi se comprend également la satisfaction causée dans le grand empire du Nord par la victoire des Abyssins, satisfaction semblable à la joie qu’auraient fait naître des succès remportés sur les Turcs par des Slaves de la péninsule des Balkans. En Russie, l’armée, le clergé, le peuple, la presse et les hautes classes ont été unanimes dans leurs manifestations ; les Russes, — et leurs prévisions sont justes, — pressentant dans l’Abyssinie un auxiliaire futur, aussi sûr et aussi précieux dans l’Afrique orientale, vers la Mer-Rouge, qu’est le Monténégro dans l’Europe méridionale, vers l’Adriatique.

De leur côté, les Abyssins, qui confondent les Russes avec les Grecs et regardent tous les orthodoxes comme leurs alliés naturels, retrouvent dans les tsars les puissans empereurs d’Orient qui ont régné à Constantinople et dont ils ont copié les lois et gardé souvenance. Les Russes sont donc des éducateurs tout indiqués pour les Abyssins, et les officiers de cette nationalité, parvenus au Choa, y ont été accueillis à bras ouverts[1].

  1. Les Italiens ne l’ignorent point, et c’est pour cela qu’ils ont refusé le passage, par l’Erythrée, au détachement de la Croix rouge, envoyé de Russie au camp de Ménélik. Il paraît qu’à côté de professionnels, ce détachement comprenait des infirmiers improvisés comme son propre chef, le général-major Schvedow, le capitaine Leontieff et des sous-officiers destinés à rester plus tard en Abyssinie, en qualité d’instructeurs ou d’employés, et beaucoup plus aptes à faire des blessures qu’à en guérir.
    Après le refus du libre passage par Massaouah, la mission russe renvoya son personnel féminin en Europe, puis, franchissant le détroit de Bab-el-Mandeb, alla débarquer, en avril, à Djibouti, prit la route du Harrar et parvint par caravanes au Choa.
    Le gouvernement italien connaissait la composition du détachement russe de la Croix-Rouge et ne s’était point mépris sur son but véritable.