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exécution[1]. » Au reste, l’enveloppement tactique appliqué par les Abyssins n’est chez eux que la préparation au corps à corps qui doit décider de tout.

Dans l’attaque finale ou l’assaut d’une position, ni le feu de l’infanterie, ni celui de l’artillerie n’arrête les Abyssins ; ils se lancent sur l’adversaire avec une résolution farouche, sans jamais se préoccuper ni du nombre ni du sort de ceux d’entre eux qui tombent. D’après les survivans d’Adoua, les Abyssins, quoique armés de fusils sans baïonnette, arrivaient sur les rangs italiens avec une énergie furieuse, y pénétraient, cherchaient les officiers et les approchaient au point de les tirer presque à bout portant ; puis, gardant le fusil de la main gauche, derrière le bouclier, ils usaient de l’arme blanche avec adresse. Cette méthode de combat leur a permis de détruire en quelques heures une armée de 20 000 hommes, dont les officiers avaient péri dans une énorme proportion[2], et qui n’a pu résister à l’impétuosité sauvage et continue de l’attaque.

Oui, il faut l’avouer, le répéter, pour l’édification de tous les peuples, des troupes européennes, qui en valaient bien d’autres, possédant des armes nouvelles, une artillerie nombreuse, des services parfaits, des officiers savans, brevetés, viennent d’être exterminées en Abyssinie[3], par un souverain sans instruction tactique, mais commandant à des hommes résolus à vaincre ou à mourir et marchant audacieusement de l’avant. Et le général Albertone, ainsi que des officiers supérieurs distingués, ont dû remettre leur épée à des ras éthiopiens qui ne savent pas même signer leur nom. La leçon vaut sans doute la peine d’être méditée par les théoriciens qui prétendent que le temps des charges

  1. Interview publiée par le Don Marzio, mars 1896.
  2. Selon les récits, aussi bien durant le combat que pendant la retraite, les officiers italiens étaient spécialement pris comme points de mire et tués sans miséricorde. Il est certain que les Abyssins, sur toutes leurs premières lignes de combat, avaient des tireurs choisis, expressément chargés de viser les officiers, faciles à reconnaître, surtout dans les bataillons indigènes, et de ne dépenser leurs munitions sur aucun autre objectif. Ainsi, le bataillon alpin a perdu quinze officiers sur dix-neuf, et le 11e bataillon d’Afrique a vu succomber tous ses officiers, sauf un sous-lieutenant. D’instinct, les Abyssins imitent les Boërs du Transvaal, dont les balles, dans la dernière guerre, s’adressaient toujours aux officiers anglais. Ils savent que, les chefs tombés, la supériorité des troupes européennes disparaît : la troupe devient troupeau.
  3. La bataille d’Adoua est une des plus terribles du siècle, au point de vue des pertes subies par les vaincus. En effet, les troupes italiennes comptaient 19 000 hommes d’engagés dont 9121 Européens et le reste indigènes commandés par 510 officiers italiens. Or, selon les données de l’administration, il n’est revenu, en Erythrée, que 262 officiers, 4361 soldats blancs et peu d’indigènes, la plupart atteints plus ou moins grièvement ou épuisés. Avec les valides, on a pu, en tout et pour tout, organiser trois bataillons de 600 hommes. Le surplus a dû entrer dans les ambulances, ou être embarqué pour l’Europe. Les prisonniers que Ménélk a emmenés dans le Choa ne dépassent guère 2 000.