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il a pu en vendre pour 26 000 talaris (thalers autrichiens) à l’officier italien qui ne voulait point laisser derrière lui blessés, malades et bagages. Ajoutons qu’après leur triomphe à Adoua, les Abyssins ont ramassé la plus grande partie des moyens de transport des vaincus, 5 000 mules du train, de l’aveu des Italiens.

Dans les marches, l’armée abyssine observe un ordre invariable. Toute colonne, quelle que soit son importance, est répartie en trois fractions : l’avant-garde, le gros, divisé en aile droite et en aile gauche, puis le train avec l’arrière-garde. L’avant-garde précède le gros d’une ou deux journées de marche ; c’est elle qui « fait le campement » et assure les vivres pour le reste de l’armée. En tête du gros marche un corps de fusiliers. Puis vient la cavalerie tout entière, ensuite la masse de l’infanterie. Après cette dernière, suit le guaz ou train, c’est-à-dire une multitude de serviteurs des deux sexes, conduisant, pour la plu-part, des mulets chargés de vivres ou en portant eux-mêmes sur leur dos. Cette multitude se grossit, en cas de victoire, des prisonniers faits à l’ennemi et des porteurs du butin conquis. Enfin, vient l’arrière-garde, dont la mission consiste surtout à protéger et à surveiller le train.

Une fois le lieu de campement choisi, on dresse les tentes des chefs ; les soldats, eux, n’en ont point, mais savent admirablement s’organiser pour se mettre à l’abri. Si l’établissement est de quelque durée, ils construisent des gourbis en un tour de main. Quant à la levée du camp, le célèbre voyageur allemand Gerhard Kohlfs, qui en a été témoin à Samara, s’émerveillait à bon droit de la rapidité avec laquelle le mouvement était opéré. « On est obligé, écrit-il, d’admettre l’existence d’une excellente discipline dans cette armée primitive. On n’entendait aucun commandement, et l’on eût dit qu’un génie invisible dirigeait toutes les opérations. » Il est vrai que depuis plus de dix siècles, l’ordre de marche et de bivouac est immuablement fixé, et que chaque officier sait exactement la place qu’il doit occuper dans la colonne de route, dans la ligne de bataille et au camp.

Le négus a des contrôles sommaires ; mais, en campagne, pour mieux se rendre compte de l’état des troupes, il passe souvent des revues. On le voit alors, assis dans une tribune en branches, dressée à la lutte, sous un dôme de nattes, superbe dans son habit de cérémonie rappelant le costume antique des césars byzantins, le front ceint d’une auréole en crinière de lion et prenant une pose hiératique. Devant lui, défilent : la cavalerie, au galop, et l’infanterie, au pas de course. Les ras sont en tête de leurs bandes. Tous brandissent leurs armes avec des gestes