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Après avoir mesuré le chemin parcouru dans cette marche vers la lumière, je n’aurai pas le cruel pessimisme de rappeler qu’il est des jouissances dont la nouveauté fait tout le charme et dont l’ignorance ne causait nulle privation. Le 1er mai, jour de la fête du roi, sous le règne de Louis-Philippe, on illuminait la rue de Rivoli, et le peuple, pour l’admirer, s’y portait en foule. Or l’illumination consistait à allumer un réverbère sous chaque arcade, ainsi qu’on le fait aujourd’hui chaque soir. Nos devanciers n’ont pas souffert de leur obscurité ; pour que nos successeurs jouissent longtemps de leur lumière, il faudra qu’ils multiplient sans cesse son intensité. Il n’y a pas plus de dix ans, lorsque la compagnie du gaz alluma pour la première fois les becs à récupération que nous voyons dans la rue du Quatre-Septembre, les riverains, inquiets, se mirent aux fenêtres, croyant à un incendie. Les bougies Jablochkoff, auxquelles on reprochait d’abord de « crever les yeux », sont bien dépassées par l’éclat des nouvelles lampes à arc, qui sembleront pâles demain.

Le domaine de l’éclairage artificiel n’est-il pas extensible à l’infini ? Les savans ont calculé que celui dont Paris dispose, est dix mille fois moindre que la quantité de lumière solaire, normalement répandue dans la ville. Avant de s’éclairer a giorno, comme on dit, il y a donc pas mal à faire. Le malheur serait que certaines lumières futures ne convinssent pas à notre vue ; les oculistes constatent qu’il existe maintenant de nouvelles maladies des yeux, et il ne manque pas de physiciens pour affirmer que notre rétine n’est pas construite de manière à se laisser traverser sans danger par les rayons électriques. Ces rayons eux-mêmes parfois nous échappent ; témoin ceux que l’on vient de découvrir, plus clairvoyans que nos yeux et que nos yeux pourtant ne voient pas. Nous créons des lumières, au regard desquelles nous demeurons aveugles.

A quoi nous servirait-il de trouver la merveilleuse lampe d’Aladin, sans la formule qui permet de l’utiliser ? Ne nous attristons pas trop toutefois ; confions-nous au « Génie de la lampe ». Nos pères les plus ambitieux « demandaient la lune », et jamais personne ne la leur donna. Qu’en eussent-ils fait d’ailleurs ? Nos fils, plus hardis encore, demanderont un jour le soleil et, qui sait ? — il n’est tel, pour réussir, que former de grands souhaits, — on leur en départira quelque morceau peut-être.


Vte G. D’AVENEL.