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terre. » Le dôme de Cologne devint un symbole de germanisme ; la catholique Bavière et la Prusse évangélique se disputèrent l’honneur d’en illustrer les vitraux ; l’Allemagne entière y mit un peu de ses sueurs, de son or et de son âme. En 1880, l’œuvre était achevée : Guillaume Ier vint à Cologne ; à l’église protestante, il entendit un proche sur ce thème : « Le Seigneur a fait en nous de grandes choses, qu’il achève en nous son règne ; » et puis il s’en fut voir les grandes choses, merveille d’architecture, qui, participant fidèlement, depuis six siècles, aux exaltations et aux décadences du monde germanique, s’était effritée avec le vieil empire et relevée avec le nouveau. En plein Kulturkampf, veuve de son archevêque, la cathédrale, pourtant, se dressait triomphante ; ses cloches sonnaient l’Alleluia de la patrie unifiée ; en elle s’enlaçaient deux Allemagnes, celle du moyen âge et celle de 1870 ; entre Conrad de Hochstaden, le prélat qui l’avait commencée, et Guillaume de Hohenzollern, l’empereur qui l’achevait, il semblait que l’histoire n’eût pas eu de tournant, pareille, dans sa marche, à la rectitude allongée des nefs ; le coude prodigieux qu’avait imposé Luther était comme oublié ; en cherchant l’ancienne Allemagne, on revivait de l’ancienne religion ; et c’est dans un monument de l’« idolâtrie romaine » que la nation germaine s’incarnait bruyamment ; elle mettait un sceau gothique sur son unité. Dans le passé et à certaines heures du présent, catholicisme et germanisme étaient-ils donc synonymes ?

Il est une sorte de mystère, le « jeu de Luther » (Lutherspiel), que jouent dans les banlieues des grandes villes, au profit d’œuvres charitables, des troupes de bonne volonté. Tour à tour on y voit Luther frémir de dégoût au fond de sa cellule, traduire la Bible à la Wartburg, braver l’empereur à Worms, apaiser les anabaptistes soulevés ; c’est tout un drame religieux qui se déroule, plein de gaucheries et de heurts, mais passionnant comme l’histoire même qu’il met en scène. Desinit in piscem : au moment où le Français espère le dénouement, l’Allemand souhaite un épisode gemütlich ; on nous présente un Luther en cheveux gris échangeant avec sa Käthe (Catherine) des tendresses d’amoureux rassis. Mais l’enthousiasme rebondit ; à la digression bourgeoise succède le lyrisme ; un prophétisme facile entr’ouvre des horizons politiques ; le génie allemand est émancipé, et des sillons tracés par Luther un nouvel empire surgira : ainsi l’affirme le héraut à un bourgmestre de complaisance, qui grommelait contre la pièce au début, et qui donne à la fin le signal d’applaudir ; le public s’écoule emportant cette impression que protestantisme et germanisme sont synonymes. Ce ne sont pas les rois de Prusse qui