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des colonies commencent à favoriser ces immenses occupations de terrain, et un jour viendra où les acheteurs conditionnels ne seront plus recrutés que dans les hautes classes et deviendront de grands seigneurs féodaux. » — C’est une criante injustice, diront les petits. — Oui, mais c’est grâce à cette injustice que l’Australie étonne le monde par sa prodigieuse prospérité. Encore un coup ce ne sont pas les principes qui enrichissent les colonies et multiplient les moutons.

La meilleure des sociétés est pour l’Anglais celle qui produit le plus, pour le Français celle qui lui parait le plus conforme à un certain idéal de justice abstraite. Immuablement fidèles à nos maximes d’État, nous voudrions que nos possessions lointaines servissent de refuge à ceux qui n’ont rien et leur procurassent la joie d’avoir quelque chose. Rien ne serait plus désirable, mais, hélas ! il faut compter avec les dures réalités. Que sert de posséder un champ si on n’a pas les moyens de le cultiver ? On ne fait rien sans l’outil, et pour avoir l’outil, il faut avoir l’argent. Notre administration coloniale a dû se faire une loi de ne distribuer ses concessions gratuites qu’aux émigrans qui possèdent le capital de premier établissement ; mais il lui est souvent fort difficile de contrôler leurs déclarations et les certificats de complaisance que leur ont octroyés les maires de leurs communes. Il faudrait 15 000 francs, on en a peut-être 3 000. Que faire ? On loue son terrain à l’Arabe, qui le cultivera à sa manière, c’est-à-dire fort mal, et ne paiera qu’un maigre fermage. Un jour peut-être ce propriétaire à titre gratuit sera heureux de repasser son champ à quelque capitaliste, acquéreur à titre onéreux, et c’est le nouvel occupant qui fera pousser des épis d’or sur cette terre improductive, rebelle à quiconque ne lui fait pas d’avances.

Pour se mettre en règle avec sa conscience et avec sa chimère d’égalité, l’administration s’applique, s’industrie à distribuer aux concessionnaires des lots équivalens, d’une étendue exactement égale. Mais peut-elle faire que toutes les terres soient également fertiles, également commodes à exploiter, que les unes ne soient pas plus rapprochées, les autres plus éloignées du village où le colon réside ? Pour sauver ces inconvéniens autant qu’il est possible, elle a divisé ses territoires de concession en zones circulaires dont chaque village est le centre, et attribué à chaque colon un lot identique dans chacune de ces zones : « Ce système, plus géométrique qu’agricole, nous dit M. Le Houx, a des résultats désolans. Le concessionnaire se trouve possesseur de quatre ou cinq parcelles éparses dans un périmètre d’une étendue totale de 2 000 ou 3 000 hectares. Quelques-unes de ces parcelles, généralement les plus importantes, sont situées à 6, à 8, parfois à 10 kilomètres du centre, sans chemin carrossable pour les desservir ; de là les pertes de temps terriblement coûteuses, les difficultés de la culture décuplées, le défaut absolu de surveillance,