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leurs noms inconnus dans ces marbres illustres, à amarrer quelque chose de leur vie éphémère à ces monumens quasi éternels, éprouvent bien un inconscient désir de communier en admiration, à ce moment précis, avec le reste de l’humanité. Ils ont bien le sentiment qu’ils s’ennoblissent en touchant ces pierres, but de tant de pèlerinages, et qu’ils s’honorent en les déshonorant de leurs gribouillages éhontés. Cette visite unique est un éclair de poésie dans leur existence. Ils la raconteront plus d’une fois dans le cottage familial, parmi les travaux de couture ou dans la bierbrauerei, parmi les pipes, — pauvres anonymes, pauvres flots d’un fleuve qui, en passant dans une ville, reflètent un instant les palais et les cathédrales et plus loin des montagnes, des forêts et toutes les couleurs chatoyantes et diverses posées sur leurs bords, puis s’en vont rejoindre l’océan, la foule, la vie grise et monotone qui ne reflète plus rien. Mais si dans le moment où ces passans se colorent de ce reflet, on leur demandait : « Que pensez-vous ? Qu’éprouvez-vous ? » ils ne sauraient le dire. Ceux qui ont lu Ruskin le savent, — car ce qu’ils n’ont pas vu dans les cieux, ils l’ont trouvé dans ses diagrammes, ce qu’ils n’ont point deviné dans les pierres, ils le découvrent dans ses antithèses, et ce qu’ils eussent oublié d’aimer dans les réalités vivantes et tangibles, ils l’adorent dans ces images qu’un grand poète pour eux a peintes d’amour.

Plus encore que d’un savant et que d’un sociologue, c’est donc d’un guide que Ruskin emploie le langage. Il en grandit les fonctions jusqu’à l’apostolat et fait de l’auberge où elle s’exerce un temple qui ne doit pas nous Sembler moins sacré, parce que, d’aventure, il serait pourvu d’ascenseurs et d’électricité. On s’émeut bien dans tels châteaux, au souvenir du passage d’un roi, dans tels monastères à la révélation du séjour d’un saint. Car le château était autrefois le signe matériel de la puissance ; le monastère celui du zèle et du dévouement. Tous deux ils se dressaient sur les monts et par les plaines comme les haltes nécessaires de qui voulait connaître le monde dans sa grandeur ou dans sa charité. Aujourd’hui que les rois descendent à l’hôtel et que les saints en voyage ne portent pas de costumes spéciaux ni n’habitent plus d’architectures révélatrices, l’auberge a hérité la poésie des vieilles demeures seigneuriales ou monacales. D’ailleurs, elle est souvent faite d’un palais comme à Venise ; elle contient souvent une chapelle, comme sur les bords de la Méditerranée. Un apôtre peut donc y parler, comme dans un cadre naturel, et ses grands gestes vont s’y déployant à leur aise. Ruskin est cet apôtre des caravansérails cosmopolites. Il apparaît comme l’archange des Cook’s Tours et le prophète des Terminus. Devant lui marchent, nuit et jour, grâce à la locomotive, la colonne de feu et la colonne de fumée.