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le tenir en haleine par sa capricante mobilité. Dans la première moitié de son œuvre, de 1843 à 1860, c’est la première de ces deux formes qui domine, inspirée de l’Ecclesiastical Polily de Hooker et de George Herbert, de Johnson et de Gibbon. Ce sont de grandes phrases aux souples replis, aux périodes sonores, contenant jusqu’à 619 mots et 80 signes intermédiaires de ponctuation, se déroulant lentement comme ces longues lames que ne redoutent pas les nageurs et qui s’infléchissent et se relèvent tour à tour, l’une poussée par l’autre, jusqu’à ce que la dernière enfin vienne s’effondrer sur le rivage en y laissant à peine, de toute l’écume soulevée et de tout le fracas retenti, un peu de sel amer… Et dans ce fracas, une science de la mélodie, de la cadence, qui, s’il faut croire M. Frédéric Harrison, n’a pas de rivale dans toute la littérature anglaise[1]. Après 1860, tout change. On ne sent plus la passion théorique du jeune homme qui, ayant la vie devant lui, prend le temps de combattre en de belles attitudes. On sent la volonté du lutteur qui veut porter coup. Plus de grandes vagues : la lame est courte et dure. Une grêle de petites phrases bien ajustées tombe sur le lecteur. Et pourtant, elles reflètent, dans leur exiguïté, toutes les choses aimées de la terre et du ciel. C’est une bataille de rayons. On ne marche plus à l’obscure clarté des Sept lampes de l’architecture, mais au clair soleil attique de la Reine de l’air. Lui aussi, il a débarrassé ses toiles du bitume. Même il s’abstient de toute couleur qui ne serait que transition. Pas plus que les peintres de son pays ne mélangent leurs couleurs dissemblables, il ne fond ses différens styles. Il ne blaireaute pas sa pâte littéraire. Rien n’est ciment. Tout est idées. Et afin, sans doute, que ces idées soient plus nombreuses en un plus petit espace, comme ces « fleurs qui se serraient les unes contre les autres, par amour », non seulement les phrases, mais les mots eux-mêmes diminuent de longueur. La fin de la préface de la Reine de l’Air est presque uniquement faite de monosyllabes. A mesure qu’il s’élève dans la pure région des philosophies, il semble que tous les grands ornemens littéraires l’embarrassent, et comme un aéronaute qui, pour monter encore, fait le sacrifice de ses vêtemens inutiles, le voilà qui jette par-dessus la nacelle les « longues traînes » et les « fraises empesées, » les bizarreries du temps d’Elisabeth, « les inversions », « les longues sentences exégétiques » et les purpurei panni et les cascade-fashions et les allitérations, toute la défroque des Sept Lampes et des Modern Pointers, — et son style, dès lors allégé, prompt, précis, monte droit au but.

  1. Frédéric Harrison, Ruskin as master of prose. Nineteenth Century ; octobre1895.