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passion furieuse du lutteur, ils acquièrent le charme même de la vie. — C’est l’amour aussi qui, pénétrant tous les détails d’une tendresse quasi virgilienne, efface les rides de l’érudit et corrige les poses du virtuose. Pourquoi ces trente pages sur les nuages, sur leur équilibre et leurs projections d’ombres, et sur leurs formes géométriques et leurs flocons et leurs chariots ? Parce qu’il faut montrer que Turner, qu’on bafoue et qu’on raille, « se tient seul, en ce point, plus qu’en aucun autre, dans l’art d’observer la nature. « Pourquoi ces seize pages sur l’embranchement des arbres ? Parce qu’il faut venger des interprétations de Claude Lorrain, la Beauté sans égale des branches que les ramifications du peintre classique expriment comme un portemanteau exprimerait les épaules humaines, « et s’il peut être allégué qu’une telle œuvre est néanmoins suffisante pour donner une « idée » d’un arbre, on répondra qu’elle n’a jamais donné ni ne donnera jamais l’idée d’un arbre à quiconque aime les arbres ! La description ainsi comprise n’a plus rien d’artificiel ni de déclamatoire. Ce n’est plus un jeu de l’esprit : il serait souvent plus vrai de dire qu’elle vient d’une peine du cœur. Lisez plutôt ces mots de la préface de la Reine de l’air, écrite à Vevey, devant la fumée des fabriques et des bateaux à vapeur :


Ce premier jour de mai 1869, je me retrouve écrivant là où mon œuvre fut commencée il y a trente-cinq ans, en vue des neiges des Alpes supérieures. Dans cette moitié de ce qui est la durée de vie permise à l’homme, j’ai vu d’étranges calamités fondre sur tous les spectacles que j’ai le mieux aimés et tâché de faire aimer aux autres. La lumière qui jadis réchauffait ces pales sommets de ses roses à l’aurore et de sa pourpre au couchant est maintenant affaiblie et obscurcie ; l’air qui, jadis, enduisait d’"azur les crevasses de tous leurs rochers dorés est maintenant souillé par les lourds volutes de fumée vomie par du feu pire que celui des volcans ; les ondulations mêmes de leurs glaciers diminuent et leurs neiges s’évanouissent, comme si l’enfer avait soufflé dessus ; les eaux qui jadis s’enfonçaient à leur pied en un repos de cristal sont maintenant ternies et souillées de nappe en nappe et de rive en rive. Ce que je dis là n’est point dit au hasard — c’est rigoureusement — horriblement vrai ! Je sais ce qu’étaient les lacs de Suisse ; aucune vasque de fontaine alpine à sa source n’était plus limpide. Ce matin, sur le lac de Genève, à un demi-mille du bord, je pouvais à peine voir le plat de ma rame, à deux mètres de profondeur.

La lumière, l’air, les eaux, sont tous souillés ! Qu’est-il advenu de la terre elle-même ? Prenez ce seul fait pour exemple de l’honneur rendu par le Suisse moderne à la terre du pays où il est né. Autrefois il y avait un petit rocher au bout de l’avenue, près le port de Neuchâtel ; c’était là le dernier marbre du pied du Jura, descendant dans l’eau bleue, et (à ce moment de l’année) couvert de brillantes touffes roses de saponaires. Je suis allé, il y a trois jours, cueillir un bouquet à cette place. L’excellent rocher naturel et ses fleurs étaient couverts par la poussière et les détritus de la ville ; mais au milieu de l’avenue, était une rocaille artificielle, nouvellement construite,