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entre eux : « Vous souvenez-vous du paragraphe 25 du chapitre VI du volume II des Pierres de Venise ? » ou encore : « Méditons le paragraphe 243 d’Aratra Pentelici ! » Vous apercevez, de tous côtés, des cloisons, des grilles, des compartimens qui semblent séparer les sujets les uns des autres : non croyez rien. Il est tels chapitres que vous trouverez réimprimés dans plusieurs volumes différens ; il en est d’autres qui, anticipant sur les suivans ou revenant sur ceux qui les ont précédés, dérangent toute l’économie du volume. « Ceci, à la vérité, avoue-t-il de temps en temps, appartient à une autre partie de mon sujet. » Ses livres se pénètrent comme nos budgets et sa composition s’enchevêtre comme ces graphiques de la marche des trains que s’évertuent à déchiffrer, dans les gares, les voyageurs désœuvrés. « Un de mes amis me reproche douloureusement le caractère décousu de ma Fors Clavigera, et insiste pour que j’écrive à la place un livre ordonné, mais il aurait aussi bien fait d’insister auprès d’un bouleau croissant de la fente d’un rocher, afin qu’il fixât d’avance la direction de ses branches. Les vents et les torrens les arrangeront selon leurs fantaisies sauvages ; tout ce que l’arbre a à faire ou peut faire, c’est de croître, gaiement s’il est possible, tristement si la gaieté est impossible et de laisser les dents noires et les cicatrices mordre le blanc rosé de son tronc là où le voudra la destinée… » A la vérité, dans ses premiers ouvrages : les Modern Pointers, les Sept Lampes de l’architecture, les Pierres de Venise, on saisit une intention de composition, d’ailleurs maladroite, et les matériaux se classent sinon avec ordre, du moins avec symétrie. Mais après ces grandes assises de son œuvre, le plan est absent et la composition amorphe. Partout Ruskin vous parlera de tout : of many things, comme il avait sous-intitulé un de ses volumes des Modern Painters, ce qui fit beaucoup rire et est pourtant le seul titre exact qu’il leur ait jamais assigné. Si vous attendez d’un livre une thèse unique et liée sur un seul objet défini, si vous n’êtes pas résolu, en l’ouvrant, à laisser là tout appétit de logique et tout instinct de classification, il ne faut pas vous hasarder dans ce merveilleux dédale. Sésame n’aura pas de vertu pour vous y introduire, ni Ariadne de fil pour vous y guider. On s’y hasarde pourtant, parce que, si l’ensemble est confus, chaque idée particulière qu’on y démêle paraît plus claire et mieux définie que dans aucun traité d’esthétique ordinaire.

On n’y est pas invité à méditer sur quelque axiome comme celui-ci : « Le but de l’art est de retrouver dans les objets extérieurs son propre moi » ou c’est « l’interprétation de la belle nature ou de la belle force au moyen de leurs signes les plus expressifs », ni à tirer de