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Mais parce qu’il répugne à l’esprit humain qu’un fait ou qu’un mot étrange soit sans explication, on cherche et le plus souvent on trouve. Parfois le sens du titre nous est donné dès la préface, comme dans Jusqu’à ce dernier, et parfois il faut attendre la dernière page, comme dans Munera Pulveris. Ici, il est emprunté à une ode d’Horace, et là à une parabole de l’Evangile. Le Repos de Saint-Marc est une allusion aux reliques de l’église de Venise et la Mesnie de l’Amour à un vers du Roman de la Rose, où il est dit de l’amour qu’ « il étoit tout couvert d’oisiaulx. » Tantôt il est pris dans une vieille gravure florentine du labyrinthe (Ariadne florentina) et tantôt dans un poème de Keats (A Joy for ever). Ruskin, sentant lui-même combien quelques-uns de ses titres étaient déroutans, a tenté de mettre ses lecteurs sur la voie, et, dans Fors Clarigera, — série de lettres mensuelles adressées aux travailleurs, de 1871 à 1884, — il y a trois pages consacrées à cette ingrate besogne, au bout desquelles on croit comprendre que Fors, racine de Fortune signifie destin, que Clavi signifie à la fois la clef nécessaire pour ouvrir la porte de la vérité (Clavis), la massue d’Hercule nécessaire pour combattre le mal (Clava) et le gouvernail qui fixe la direction de la vie (Clavus) ; enfin que géra, de gero, veut dire : « qui porte. » Mais à quoi bon tant d’étymologies ? Les titres des ouvrages d’un écrivain qui combat perpétuellement pour l’art et contre l’état social moderne, sont des cris de guerre. Pourvu qu’ils retentissent, qu’importe ce qu’ils signifient ? Savaient-ils bien le sens de ce qu’ils disaient, tous ceux qui se sont rués à l’assaut au cri de : Mont joie et Saint-Denis !

Si, le pavillon examiné, on passe aux marchandises qu’il couvre, on continue à être choqué par leur désordre et attiré par leur richesse. Nul plan d’ensemble, nulle ordonnance suivie, tout au plus une « tendance comme la loi de la forme, dans le cristal ». « Le sujet que je veux traiter devant vous est branché et, pire que branché, réticulé en tant de directions diverses que je sais à peine quel rejeton suivre et à quel nœud d’abord m’accrocher. » Alors il s’accroche à tous à la fois. « C’est une de mes mauvaises habitudes, que de mettre la moitié de mes livres dans mes préfaces. » Mais, en même temps, c’est un de ses moyens inconsciens de saisir tout de suite l’attention du lecteur. D’un bond, vous atteignez le sujet même ; seulement, étourdi de la chute, vous n’apercevez pas bien quel il est. Jeté dans cette exposition universelle des idées, vous vous mettez à rayonner dans tous les sens, inquiet de vous perdre et charmé de vous promener. Ce n’est pas que les étiquettes manquent. Il y en a plus que chez tout autre écrivain. Chaque phrase est numérotée, et les Ruskiniens se disent