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rebours, que les banquiers sont les serviteurs et les complaisans des gouvernemens.

Certains hommes d’État, et non des moindres, ont eu à leur service un banquier, attaché en quelque sorte à leur personne, comme autrefois les princes, les souverains avaient chacun leur juif, leur Hofjude. M. de Bismarck, qui ne négligeait aucun moyen d’influence, avait ainsi, pour les grandes affaires de l’État, son banquier attitré, un israélite berlinois, M. de Bleichrœder, mort en 1893. Le chancelier prenait l’avis du banquier, chaque fois qu’il avait besoin d’un spécialiste. Il l’avait appelé à Versailles, en 1871, comme conseiller financier[1]. On dit, — nous ne nous en portons pas garans, — que c’est Bleichrœder qui fut chargé d’évaluer les forces contributives de la France pour fixer le chiffre de l’indemnité de guerre. Certains parmi les vainqueurs parlaient de dix milliards de francs. Bleichrœder estima que les capacités du vaincu et les possibilités du marché financier ne dépassaient pas cinq milliards.

Cinq milliards ! c’était trop peu au gré de plus d’un Allemand ; on l’a depuis reproché à Bleichrœder ; je ne sais même si quelque antisémite de là-bas n’aura pas dit qu’il avait été acheté par l’or français. Cinq milliards ! c’était trop ménager la France, alors qu’il eût fallu l’écraser sous le fardeau. La vérité, c’est que le banquier berlinois avait trouvé le point limite du possible. Faut-il, pour cela, rendre la haute banque et les juifs responsables de l’énormité de la rançon imposée à la France ? Irons-nous regarder cette cynique exploitation de la noble vaincue comme une innovation capitaliste, ou encore comme une invention judaïque ? Accuserons-nous la haute banque d’avoir avili la guerre et profané la victoire ? Etait-ce donc la première fois, dans l’histoire de l’Europe, qu’un roi chrétien ou un peuple de souche « aryenne » dégradait son épée ou déshonorait ses lauriers par sa rapacité ? N’avions-nous pas, hélas ! nous-mêmes, Français, au temps de la Révolution et du premier Empire, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Italie, battu monnaie avec nos victoires, et fait de la guerre la pourvoyeuse du Trésor et la nourrice de l’Etat[2] ? Bleichrœder, en 1871, s’était conduit en sujet prussien, sans montrer contre nous plus de haine ou plus de cupidité que ses compatriotes chrétiens. Comme ses pareils, en semblable occurrence,

  1. M. Thiers avait également ses conseillers financiers, ses agens juifs ou chrétiens, M. Joubert, par exemple, mort en 1895. On pourrait presque dire qu’il eut, lui aussi, son Hofjude, M. de H…, israélite baptisé, d’origine autrichienne, qui participa aux négociations financières de la paix de Francfort.
  2. On sait que cette pratique fut érigée en système par le Comité de Salut public et par le Directoire.