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que prist M. de Savoye eut bientôt fini cette remontrance. Les Brandebourgs ont opiniâtrement voulu suivre les Impériaux et j’ay la joye de voir que les François qui sont sortis de vostre royaume n’ont pas perfectionné leur conduite dans les cours estrangères. Ce M. de Varennes qui commande les Brandebourgs a suivi aveuglément les passions du Milord[1], et n’a eu dans cette séparation ni procédés d’honnête homme, ni manière de savoir vivre. »

Tessé rapporte ensuite le singulier langage qui fut tenu par Victor-Amédée aux officiers espagnols et impériaux lorsqu’ils vinrent prendre congé de lui : « Messieurs, leur dit ce prince, nous nous éloignons un peu, mais j’espère que vos maîtres voudront bien me donner lieu de leur témoigner la reconnaissance que j’ay des bontés qu’ils ont eues de me secourir, et en vostre particulier, Messieurs, je chercherai les occasions de vous donner des marques de toute mon estime. J’ay contribué, autant que je l’ay pu, à vous donner de bons quartiers d’hiver ; je vous en souhaite à l’avenir de meilleurs ; mais trouvés bon que ce ne soit pas dorénavant en Italie. Je vous les désire ailleurs. Il est temps que mes estats, et, s’il est possible, ceux des princes mes voisins, jouissent du repos que j’ai essayé de leur concilier. J’espère que vos maîtres y consentiront. Je leur ai instamment demandé cette grâce qu’il est de leur justice de m’accorder. Après quoy, si malheureusement pour moy ils me la reffusoient, j’aurois la douleur de vous disputer d’aussi bon cœur vos quartiers d’hiver que j’ai contribué à vous les faire avoir, et j’agirois à la teste des François contre vous avec la mesme vivacité que vous m’avez veue pour mériter votre estime. Cependant Messieurs, comme j’espère que vos maîtres m’accorderont cette grâce, je vous demande celle de vostre amitié, et nous dînerons aujourd’hui ensemble si vous voulés. » — A cette singulière harangue, les officiers ne répondirent que par de profondes révérences, et pas un ne resta dîner. Aussi, le soir, Victor-Amédée dit-il aux dames de la cour : « Enfin, mesdames, vous pouvez conter que dorénavant nous sommes François. »

Ainsi Louis XIV recueillait le premier fruit des habiles concessions qu’il avait faites. Victor-Amédée paraissait sincèrement désireux de se détacher de la Ligue, et de rentrer dans l’alliance française. Il n’épargnait rien pour persuader de sa bonne foi.

  1. Les Brandebourgs étaient les Prussiens d’aujourd’hui. Quant à celui que Tessé appelle le Milord, c’était le marquis de Ruvigny, Français réfugié en Angleterre pour cause de religion, que Guillaume d’Orange avait nommé comte de Galloway, et résident britannique à Turin.