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toute chose au monde, et, quoiqu’elle meure d’ennui, elle ne m’en dit rien, et je fais semblant de ne pas m’en apercevoir[1]. »

De retour à Turin, Victor-Amédée voulait-il, en donnant quelque éclata sa cour, complaire encore à Louis XIV, qui lui avait fait reprocher « de mener une vie solitaire, contraire aux soins indispensables du pouvoir absolu » : vite la duchesse instituait chez elle jeux et danse le soir. Victor-Amédée, qui était d’humeur changeante, en revenait-il à des idées de sauvagerie et d’économie, aussitôt jeux et danse étaient supprimés, bien qu’à la danse la jeune duchesse, qui n’avait pas vingt ans, eût pris quelque goût. Mais ce n’était pas seulement par ces marques extérieures d’obéissance que l’épouse douce et fidèle témoignait son désir de complaire à son rude et volage époux. Elle lui prodiguait encore des témoignages plus directs et plus touchans de son amour. Il existe aux Archives de Turin un certain nombre de lettres adressées par elle à Victor-Amédée. Il n’en est pas une qui ne respire ce que Luisa Sarredo appelle avec raison dans cette jolie langue italienne, la più inquiéta tenerezza di un cuore innamorato. Les occasions d’écrire ne lui manquaient pas : Victor-Amédée était souvent absent, et, comme il était d’une santé assez frêle, au cours de ses voyages ou de ses expéditions il tombait fréquemment malade. C’était alors au marquis de Saint-Thomas que la duchesse Anne s’adressait pour avoir des nouvelles de son mari, car Victor-Amédée ne lui écrivait jamais, et dans le volumineux dossier de sa correspondance il n’existe pas une seule lettre de lui à sa femme. Saint-Thomas lui-même n’écrivait pas toujours très régulièrement, et elle s’en plaignait à son mari avec douceur. « Je ne savais pas si le silence de M. le marquis de Saint-Thomas était un bon ou un mauvais indice, mais je me trouvais dans une peine qui dépasse toute imagination. Je vous le demande en grâce : ne me laissez plus dans une telle inquiétude. C’est bien le moins que je puisse espérer que, quand vous êtes malade, on me mande de vos nouvelles. » Si la maladie de Victor-Amédée se prolongeait, elle demandait, en termes touchans, la permission de venir le rejoindre : « Donnez-moi cette consolation : ce sera la plus grande preuve d’amitié que je pourrais avoir de vous. Je vous assure que je m’en viendrai seule, sans aucun embarras. Mes deux dames me suffisent. Je serai contente d’être près de vous et vous verrez ce que peut faire une tendre amitié. Je n’épargnerai rien de ce qui pourra vous faire connaître que je vous aime plus que ma propre vie[2]. »

  1. Madame Royale à Mme de la Fayette, citée par Leris, p. 30.
  2. Lettres sans date citées par Luisa Sarredo, p. 74 et 75.