Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/438

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si elle n’était subjuguée. Mme du Barry s’imagine aisément ce qu’elle désire et tourne son animosité contre Mesdames et la comtesse de Narbonne. Ce sont des plaintes au Roi, des pleurs, des scènes ; elle cherche à présent, n’ayant pu vaincre leurs répugnances, à détacher le père de ses filles. En attendant, les grâces demandées par les princesses sont uniformément refusées, et on parle de les exclure des petits voyages, que leur mauvaise humeur continuelle rend insupportables.

La Dauphine échappe encore à ces menaces, et d’ailleurs n’aurait pas à craindre, d’une femme comme la favorite, une haine bien farouche ni bien suivie dans ses desseins. Mais les hommes qui vivent de la liaison royale, et tout d’abord M. d’Aiguillon, donnent à Mercy des inquiétudes singulières. Son rapport du 19 décembre 1771 jette un jour sinistre sur la situation déjà faite à la Dauphine Marie-Antoinette par l’âpreté des luttes de Versailles : « Eu égard au caractère des gens qui gouvernent le Roi, on ne saurait étendre trop loin les soupçons sur les effets possibles de leur méchanceté. Le Roi, sans être vieux par le nombre des années, l’est beaucoup par une suite de la vie qu’il mène ; il s’affaisse, il pourrait manquer dans peu. Le parti dominant ne peut envisager cette époque sans frémir, surtout en supposant à Mme la Dauphine une haine et un esprit de vengeance que ces gens-là mesurent sur leur propre façon de penser et d’agir. Ils voient d’ailleurs que Mme la Dauphine prend un empire décidé sur M. le Dauphin et que par conséquent leur sort sera un jour entre ses mains. Ces réflexions, fondées sur la peur qu’occasionne toujours une mauvaise conscience, peuvent produire d’étranges effets de la part de gens atroces qui ne verraient plus de moyens de se sauver et qui n’auraient plus rien à ménager. »

A ces graves considérations, il est difficile de donner d’autres interprétations que celle-ci : Si la princesse paraît animée elle-même d’une haine implacable, annonçant à de tels adversaires un avenir sans pardon, elle peut s’attendre à toutes les extrémités ; pour se défaire d’une dauphine qui est bien peu de chose tant qu’elle n’a pas donné d’héritier au trône, on aura recours à la dénonciation de l’alliance, au renvoi, ou même, s’il le faut, à ce moyen terrible dont on a parlé tant de fois, sans l’avoir jamais reconnu, et qui épouvante depuis des années la cour de France : le poison.

Marie-Antoinette a grand’peine à s’inquiéter d’un avenir qui lui semble aussi lointain, et à deviner « cette noirceur qui fait trembler ». Mais à force d’y revenir et d’y fixer son esprit flottant, ses conseillers sont parvenus à éveiller ses craintes sur la rupture