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trébuchant de ces semaines de privations et de sacrifices, c’était faire appel à la raison contre l’instinct chez des êtres de premier mouvement. D’autre part, le cardinal, tout pénétré qu’il fût de la justice de leur cause, savait que c’était là le seul moyen de la faire triompher et que les directeurs ne cherchaient qu’un prétexte pour reprendre leurs concessions. Pendant près de cinq heures — de cinq à dix heures du soir — ce vieillard de 83 ans, ce prince de l’Eglise, plaida avec une éloquence familière et passionnée dans l’intérêt des ouvriers et de leurs familles. Il finit par tirer des larmes des yeux les plus secs en faisant un appel éloquent à leur amour pour leurs femmes et leurs enfans. Sa cause était gagnée. L’émotion était intense parmi ces hommes simples et grossiers. L’un d’eux crut voir la Madone suspendue au-dessus de la tête vénérable de l’orateur donner un signe d’approbation. Le vrai miracle, c’était la conquête de ces esprits simples et de ces cœurs rudes par ce vieux prêtre qui ne servit jamais mieux le Christ qu’en procurant la paix en cette occasion.

C’est sur cette scène finale qu’il convient de quitter Manning. Il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. Les ombres du soir tombaient de plus en plus épaisses sur son chemin. Sa santé était trop faible pour lui permettre de quitter sa résidence pour se rendre à ce club de l’Athenæum, où il aimait tant à se délasser dans la société d’un Ruskin, d’un Bryce, d’un Gladstone ou même de quelque prélat anglican. Bien qu’entouré de l’amour de tout un peuple, de la vénération de son Eglise, de quelques fidèles affections, il se sentait isolé. Sa pensée retournait volontiers vers le passé. Il se livrait à un examen de conscience prolongé. Il repassait le cours de sa longue vie. Il rendait grâce à Dieu de lui avoir révélé « la plénitude de sa vérité. » Il s’humiliait pour ses erreurs et ses fautes. Il s’énumérait à lui-même, quand il se sentait découragé par la comparaison de sa carrière avec celle d’un Shaftesbury, d’un Gladstone ou d’un Macaulay, les cinq grandes vérités auxquelles il lui avait été donné de rendre témoignage : l’unité de l’Eglise, la règle de foi divine, l’infaillibilité de l’Eglise et de son chef, l’office du Saint-Esprit, le pouvoir temporel du vicaire de Jésus-Christ, — et aussi les trois grandes causes auxquelles il s’était consacré : l’éducation religieuse des enfans, la tempérance et l’éducation du clergé. Une lassitude de vivre l’envahissait, mais, du moins, la crainte de la mort ne le visita jamais. « Il est des gens, disait-il, qui n’aiment pas à parler de leur fin. Pour moi, j’aime à le faire, cela aide à se préparer et cela enlève toute tristesse et tout effroi. C’est une bonne chose de se remplir la pensée de la lumière et de la beauté du monde par-delà le tombeau. C’est ce qui inspirait à saint Paul son désir de déloger. »