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dans un autre, je crois qu’au point de vue de tout l’ensemble, l’avantage qu’on en retire est assez grand pour que l’on ne doive pas hésiter à accepter cette part d’arbitraire.

La caractéristique de la jeunesse, c’est généralement l’orgueilleuse foi en soi, en la personnalité que l’on n’a pas encore mais que l’on croit avoir, parce qu’elle est en train de se former et qu’on la sent tressaillir en tout son être. Le réalisme avait réclamé de ses fidèles la vérité, toute la vérité, sans voiles et sans limites, mais en paraissant croire qu’il y eût une vérité qui nous fût extérieure, une sorte de vérité concrète et facile à saisir ; et c’était cette vérité-là qu’il s’agissait de trouver et de rendre. Les poètes ne pouvaient longtemps s’embarrasser de tout ce que ce principe leur apportait d’obstacles ; ils le traduisirent en concluant qu’ils devaient se montrer dans leurs œuvres tout entiers, tels qu’ils étaient, avec toutes leurs qualités et tous leurs défauts, ou plutôt sans même se soucier de savoir ce qui pouvait être considéré en eux comme étant une qualité ou comme étant un défaut. La franchise entière vis-à-vis de soi-même, la restitution intégrale de la personnalité : tels furent donc encore les buts que se proposèrent les jeunes poètes. Mais pour être franc et se donner tel que l’on est, il faut d’abord se connaître, il faut s’écouter vivre et regarder en soi ; et ainsi, sans guère s’en douter, revenait-on d’un bond aux sources mêmes où avaient déjà puisé les plus grands lyriques de l’Allemagne, les Goethe et les Heine.

Les poètes dont j’ai parlé ne s’étaient pas aperçus qu’en combattant la poésie toute formelle des Geibel, des Platen, et de leurs imitateurs, ils combattaient précisément en même temps cet « objectivisme » au nom duquel ils avaient commencé la lutte. Les poètes plus particulièrement individualistes dont il est maintenant question étaient dans une meilleure situation pour affirmer la lutte. Ils se laissèrent cependant attirer tout d’abord à ne commencer l’attaque que par de petits côtés, auxquels ils croyaient reconnaître une grande importance. Comme les « vieux » s’étaient surtout efforcés de créer une poésie où toutes les images, toutes les expressions et tous les sentimens fussent « nobles et beaux », les « jeunes », pour aller à l’encontre d’eux, semblèrent surtout s’attacher d’abord à tout ce qui est laid et vil dans l’humanité. C’était là rester très loin encore de ce vrai qu’ils affirmaient vouloir rechercher, puisque le laid absolu est peut-être encore moins vrai que le beau absolu. Mais c’est sans doute le propre de toute réaction de commettre, dans la direction où elle se produit, l’équivalent des fautes qu’elle a flétries en les constatant dans la direction opposée à la sienne propre. Les « écoles naturalistes » ont même semblé, un peu partout, prendre à tâche de nous prouver