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par laquelle seule ils croient devoir atteindre à la réalisation de ces espérances. Si quelques-uns de ces chants ont pu devenir ainsi populaires, c’est que M. Henckell, quoi qu’on ait pu dire de lui, n’est pas de la race des agitateurs, des prédicans à formules haineuses et vides. Ce n’est pas leur emphase ni leur rhétorique qu’on retrouve dans ses vers, ou du moins elle y apparaît beaucoup moins fréquemment que dans certaines autres œuvre lyriques aux mêmes prétentions sociales. Il me semble que le poète a vraiment pénétré l’âme des misérables ; il a senti et souffert comme eux et avec eux, il a pensé aussi comme eux. et c’est donc Imite leur âme qui se retrouve dans ses chants, avec ses infinies tristesses, ses montons de joie trop lourde, sa lente résignation traversée de rêves mélancoliques, en même temps que d’éclairs de révolte et d’aveugle vengeance.

Voyons, par exemple, les strophes qu’il intitule la Prolétaire malade : ce sont tout d’abord des paroles d’une grande douceur et d’une émotion attendrie que le poète adresse à la malade ; il partage sa peine, il la console, il veut sécher ses larmes, mais il termine en lui disant : « Endors-toi, car voici le beau rêve que tu dois faire : le fils que tes entrailles ont porté, et que tu allaitas dans la souffrance, tu le verras marcher fièrement en tête des héros qui d’ici-bas vont chasser toute douleur ; son bleu regard brille plein de force en l’océan de lumière de temps plus libres ; sa main de fer brandit la hampe de la rouge bannière de justice. » — Plus loin, c’est une simple fille du peuple, qui suit la navrante et coutumière épopée de sa pauvre vie sans appui ; et elle le dit sur un ton de vérité tel, que l’on est aussitôt tout saisi et tout remué, et que l’on s’aperçoit à peine comment elle en est venue à achever ainsi : « Mille autres encore souffrent comme moi, mais le monde est aveugle pour leur misère, et personne ne devine combien la haine lentement lisse sa toile dans leur cœur. Et personne ne voit le temps qui s’obscurcit, jusqu’à ce qu’éclate tout à coup le tonnerre, dont le feu sauvage vous consumera, vous qui aurez causé l’orage ! »

Je dois ajouter que dans ses dernières productions, M. Henckell semble s’être un peu rasséréné, en même temps sans doute que la lutte du pouvoir devenait moins vive contre le parti auquel le poète prêtait l’appui de son talent. Et ce talent s’est déjà suffisamment manifesté pour que l’on doive souhaiter que l’homme de parti, en M. Henckell, cède définitivement toute la place au poète.

La poésie révolutionnaire avait commencé par se mettre en quelque sorte au service du parti socialiste ; et il semblera peut-être étrange de constater maintenant que, selon toute vraisemblance,