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Charles-Félix, alors duc de Gênes, — nous envoya ce jour-là, Montferrier, Maurienne et moi, au bas de l’escalier, pour recevoir les enfans d’Artois. Le comte d’Artois les conduisit lui-même ; nous les avons embrassés, et nous les avons conduits en haut. Quoiqu’ils fussent dans le plus grand déshabillé, ces deux enfans sont charmans. D’Angoulême, qui est l’aîné, a quatorze ans ; il n’est pas fort grand pour son âge, mais il est bien fait, il se présente bien, et parle, raisonne comme un homme fait. Berry, qui est le cadet, n’est âgé que de onze ans et demi ; il est fort petit, gras et très joli. Il est aussi bien aimable. »

Quelques jours après, le malencontreux effet de l’arrivée du comte d’Artois se fait déjà sentir autour de lui. « Jusqu’à l’arrivée des Français, écrit le duc de Gênes, nous avons vécu en union et sans alarmes. Mais l’impertinence de cet étranger (le comte d’Artois), et le dessus qu’il prit d’abord sur l’esprit de Piémont (le prince de Piémont), nous choqua tout à fait et nous fit lever le masque. Nous n’avons plus témoigné de respect pour lui, en laissant même apercevoir que sa liaison avec cet étranger nous offensait beaucoup. Les Condés parurent pendant quelque temps humbles et respectueux ; aussi j’étois plutôt bien avec le duc d’Enghien ; mais voyant que le comte d’Artois, avec toute son effronterie, avait si bien réussi, ils voulurent l’imiter et devinrent aussi abandonnés ; et nous ne leur avons plus fait aucune politesse. »

Quel était donc le crime du comte d’Artois ? Sa liaison avec le prince de Piémont n’avait rien que de fort naturel : n’était-il pas doublement son parent ? Mais on lui en voulait surtout de « faire des cancans », de mettre en circulation des « bruits malveillans ». A tort ou à raison, on l’accusait d’avoir transporté à la cour de Savoie les petites intrigues de ce Versailles, que les Piémontais paraissent d’ailleurs s’être figuré comme un lieu fantastique de délices et de dépravation : car à tout moment les documens officiels constatent que, « bien qu’il fût habitué au luxe de la cour de Versailles », le comte d’Artois a pris un grand plaisir aux fêtes où il a assisté.

Ces fêtes cependant, ni les intrigues de la cour, ne consolaient le prince de l’absence de sa chère maîtresse. En vain le fidèle Vaudreuil, à la garde de qui était confiée Mme de Polastron, il l’engageait à se conduire avec grande mesure « pour ne point achever de perdre à Turin sa considération personnelle. » Il se résignait, prenait patience ; mais bientôt sa passion l’entraînait à de nouvelles folies. Deux fois Vaudreuil dut consentir à lui amener Mme de Polastron à Turin, où chacun fut aussitôt informé du scandale.

Il n’était pas homme non plus à garder longtemps l’incognito, que son beau-père lui avait d’abord imposé. « Hors de la cour, il se faisait toujours appeler le marquis des Maisons ; mais il avait établi dans son