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adroitement à ce sujet les dispositions des États Généraux », ce qui dénotait chez lui, unie à tant de prudence, une assez forte dose d’ingénuité. Enfin le comte d’Artois fut autorisé à s’établir en Piémont : mais ce fut à la condition expresse « qu’il habiterait à la campagne, incognito, avec sa famille et les gentilshommes de sa suite », et qu’à aucun prix il « ne permettrait aux émigrés de conspirer sur le sol piémontais. »

Jour par jour, les agens de Victor-Amédée le tiennent au courant des moindres détails du voyage du comte d’Artois. Dans les premiers jours d’août on l’attend à Bâle, où sont arrivés déjà Polignac et plusieurs de ses familiers. Le 13 août il est à Berne, où le rejoint sa maîtresse bien-aimée, Mme de Polastron. Il veut ensuite entrer en Savoie par Évian, où se trouve le duc de Chablais, frère de Victor-Amédée. Mais celui-ci, on ne sait trop pourquoi, se refuse à le voir : de telle sorte que le comte d’Artois est contraint de prendre un autre chemin, passant par Schaffhouse, le Tyrol, et Milan. A Zurzach, près de Schaffhouse, la foule le reconnaît, et commence à le huer. « Il vouloit continuer sa route sans s’arrêter, écrit à Victor-Amédée son ambassadeur d’Espines, mais le voiturier suisse qui le conduisoit n’a pas voulu obéir, ayant, dit-il, à faire rafraîchir ses chevaux. Le prince est sorti de voiture et a marché, dit-on, plus de deux heures, avant qu’il ait été rejoint par ses voitures. » A Milan, quelques jours après, pendant une représentation au théâtre de la Scala, des courtisans ayant voulu l’acclamer, la plus grande partie de l’assistance se met à siffler ; et le tapage devient tel que le malheureux prince est forcé de quitter la salle. Le 14 septembre enfin, à 11 heures du matin, il arrive à Moncalieri, où « Victor-Amédée, — disent les registres officiels, — l’accueille comme un fils, venant à sa rencontre jusque dans le vestibule du château. »

Bientôt sa femme, la douce et bonne Marie-Thérèse de Savoie, vient le rejoindre dans son exil. « J’étais par hasard à Versailles quand elle en est partie, écrit le Florentin Filippo Mazzei ; presque tous les habitans de la ville, mais en particulier les dames, vinrent sur la grande place du château pour la voir une dernière fois. Quand elle parut, les dames se jetèrent à ses genoux, priant Dieu de lui donner un bon voyage, et de la faire vite revenir. » Hélas ! jamais plus cette « angélique princesse », comme l’appelle Mazzei, jamais elle ne devait revenir à Versailles ; et l’on ne peut même pas dire que Dieu lui ait donné un bon voyage, si l’on songe que son mari, qu’elle allait rejoindre, se » souciait moins que jamais de l’avoir près de lui, tout entier à sa folle passion pour Mme de Polastron.

Le 25 septembre, la famille du comte d’Artois se trouve au complet dans le château de Moncalieri. « Le roi, — écrit dans son journal