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d’épée, il était dangereux d’en approcher. Il n’aurait pas eu de peine à se faire attaquer. Jusqu’au dernier moment, Alexandre hésita entre les deux systèmes de stratégie, dont son conseil militaire discutait sans relâche les inconvéniens et les avantages. De part et d’autre, on se combattait avec fureur. Armfeld, qui tenait pour l’offensive, traitait Pfuhl « d’homme néfaste, vomi par l’enfer », le définissait « un singe de Wellington, un composé de l’écrevisse et du lièvre. » Si Alexandre adopta définitivement les propositions de Pfuhl, c’est que, dans le camp opposé, on n’avait point de plan à lui recommander, et qu’on ne commence pas la guerre sans en avoir un. Il se résignait, malgré lui, à la stratégie défensive, qui devait le sauver ; Napoléon aurait cru déchoir s’il eût renoncé à l’offensive qui devait le perdre.

Quoique les prédictions menaçantes de Caulaincourt l’eussent troublé un instant, il ne les prenait pas au sérieux ; il ne pouvait croire à la résistance opiniâtre d’Alexandre et des Russes. Dans les belles années de sa vie, à l’époque de sa vraie grandeur, il avait fait grand cas des forces morales, et les prenant à son service, il avait réussi avec leur aide à créer une France nouvelle et à l’imposer à l’Europe : jamais une imagination plus puissante n’avait été conduite par une raison plus lumineuse. Mais la longue habitude du succès et les éclatantes prospérités avaient altéré son jugement. Désormais, Espagne, Allemagne, Russie, il se souciait peu de savoir ce qui se passait dans l’âme des peuples ; il se dispensait de compter avec ces invisibles puissances qui, lorsqu’on les méprise, déjouent tous les calculs des épées victorieuses. Aussi bien, celui que lord Acton a qualifié « du plus splendide génie qui ait paru sur la terre », avait toujours dit que la sagesse du vulgaire n’était pas faite pour lui. Un instinct secret l’avertissait que le jour où il se refuserait aux grandes aventures, il ne serait plus lui-même, qu’il avait conquis l’admiration par des coups de surprise et subjugué l’Europe en l’étonnant, que sa destinée était de l’étonner toujours, de l’étonner sans cesse, sans lui laisser le temps de respirer, qu’à ce prix seulement il la tenait en respect. Il sentait en un mot que pour qu’on lui permit d’exister, il fallait que son histoire fût une épopée. Hélas ! il y a des épopées qui finissent mal ; mais ce sont peut-être les plus belles.

Il avait l’âme trop haute pour ne pas estimer le galant homme qui lui avait dit si franchement sa pensée ; mais il aurait voulu le gagner, le convertir. « Il était à ses yeux, est-il dit dans les documens privés, comme une puissance qu’il aurait eu grand intérêt à convaincre. » Plus d’une fois il le fit appeler, renoua l’entretien, et quand Caulaincourt lui reprochait « de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout sacrifier à sa chère passion, la guerre, » il ne se fâchait pas ; il se contentait de lui tirer l’oreille ou de lui donner de petites tapes sur la nuque ; souvent aussi, cessant de raisonner, il s’appliquait à l’enjôler par des