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Dieu », appliqué à des évêques vivant dans le confort, m’irritait vivement… Ma seule pensée fut d’obéir à la volonté de Dieu, de sauver mon âme et les âmes des autres. »

Manning eut la bonne fortune d’être placé, dès ses débuts, dans une position extrêmement favorable. A peine ordonné par l’évêque d’Oxford, après la préparation dérisoire qui suffisait à cette date au clergé anglican, il devint en janvier 1833 l’un des vicaires du Révérend John Sargent, recteur de Lavington et châtelain de l’endroit. L’aînée des filles de la maison avait déjà épousé Samuel Wilberforce, le futur évêque, récemment nommé recteur d’une paroisse de l’île de Wight. C’était la destinée de ces demoiselles de récompenser le zèle des jeunes suffragans de leur père. Quelques mois ne s’étaient pas écoulés que la plus jeune, Caroline, devenait la femme de Manning. Dès le mois de mai, celui-ci, à la mort de son futur beau-père, avait été placé par la grand’mère de sa fiancée, qui régnait au château et possédait le droit de collation, à la tête de cette importante paroisse. A vingt-cinq ans, après quelques semaines à peine d’apprentissage, Manning se trouvait dans la position de prêtre bénéficié que tant de membres du clergé n’atteignent jamais. Marié, rente, haut placé, il était dans la plus enviable des situations.

Ce bonheur même avait ses dangers. Qui sait, au cas où il se fût prolongé, si le recteur de Lavington, mari d’une femme accomplie, peut-être entouré d’enfans, en possession d’un joli revenu, à la tête d’une importante paroisse, sur le chemin des dignités, ne serait pas peu à peu descendu au niveau de ce clergé confortable, respectable, honnête, bienveillant, bien renté, bien nourri, qui offre force bons pères de famille, peu d’ascètes ou de saints, et qui croit davantage aux sages préceptes de l’économie politique orthodoxe qu’à la divine folie de la charité ? Dieu le préserva de ce péril. Il lui laissa l’écorce de son bonheur, cette position éminente, ce luxe, ces chevaux qu’il aimait et dans la connaissance desquels il était passé maître, tout ce décor extérieur que Manning lui-même repoussa d’une main ferme dès qu’il eut fait ses premiers pas dans la voie du renoncement : mais il le frappa en plein cœur.

Après quatre ans d’une félicité sans nuages, sa femme lui fut enlevée. Manning n’a permis à personne de sonder son deuil. Il est des sentimens trop sacrés pour qu’un homme en parle. Manning ne fut jamais de ceux qui profanent l’intimité de leurs souvenirs, qui font du sanctuaire de leurs affections un lieu public, qui débitent leur cœur en tranches. Jamais, même encore au service d’une Église qui permet le mariage de ses ministres, il ne fit une allusion directe à sa perte, même dans sa