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pensées de l’homme sont chose légère, incertaine et changeante.

Il avait parlé avec un tel accent de conviction que l’empereur en fut troublé et se mit à arpenter la chambre en silence. Au bout d’un quart d’heure, sortant de sa rêverie : « Vous croyez donc que la Russie ne veut pas la guerre, quelle resterait dans l’alliance et rentrerait dans le système continental si je la satisfaisais sur la Pologne ? » L’ex-ambassadeur répéta ce qu’il avait souvent dit dans ses dépêches, et ajouta qu’à son avis l’évacuation partielle de Dantzick et des places prussiennes tranquilliserait les esprits, amènerait une détente. « Les Russes ont donc peur ? — Non, mais ils préfèrent la guerre à une situation qui n’est plus la paix. — Croient-ils me faire la loi ?… Bientôt il faudra que je demande à Alexandre la permission de faire défiler la parade à Mayence ! — Non, mais celle qui défile à Dantzick l’offusque. — Les Russes croient-ils donc me mener comme ils menaient sous Catherine leur roi de Pologne ? Je ne suis pas Louis XV ; le peuple français ne souffrirait pas cette humiliation. » Et allant droit à Caulaincourt : « Vous voudriez m’humilier ? » lui dit-il les yeux dans les yeux.

Mais changeant bientôt de ton et de visage, il le prit par l’oreille et lui dit en souriant : « Vous êtes donc amoureux d’Alexandre ?… Je suis un vieux renard, je connais les Grecs. — Votre Majesté me permet-elle une dernière observation ? — Parlez ! mais parlez donc ! » Ce judicieux conseiller parla à cœur ouvert : il dit en substance que la politique équivoque et louvoyante n’était plus de saison, qu’il fallait opter entre deux grands partis, ramener la Russie en lui fournissant une garantie contre le rétablissement de la Pologne ou rétablir la Pologne et s’en faire un point d’appui contre la Russie. « Quel parti prendriez-vous ? — Alliance, prudence et paix. » Et Napoléon ayant dit que la noblesse russe était une classe corrompue et égoïste, incapable d’abnégation et de discipline, qu’après une ou deux batailles perdues, elle obligerait le souverain à signer la paix : « Votre Majesté est dans l’erreur, » interrompit hardiment Caulaincourt.

Comme s’il avait eu le don de prophétie, s’animant, s’échauffant par degrés, il montra ce que serait une guerre dans le Nord, il en dévoila les horreurs. Les Russes savaient qu’ils auraient affaire au grand gagneur de batailles, mais ils savaient aussi combien leur pays était vaste. Ce ne serait point une guerre d’un jour ; il faudrait compter avec un climat de fer, par-dessus tout avec le parti pris de ne jamais céder. Comme argument suprême, il cita les dernières paroles du tsar : « Il est probable que l’empereur Napoléon nous battra si nous acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espagnols ont été souvent battus ; ils ne sont pour cela ni vaincus, ni soumis ; ils ne sont pourtant pas si éloignés de Paris, et ils n’ont ni notre climat ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons point, nous