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avec l’énergie du désespoir, qu’il se battrait « à toute outrance », dût-il se retirer dans les provinces les plus reculées de la Russie et s’ensevelir sous les ruines de son empire. Il tenait ce langage à Lauriston et surtout au duc de Vicence, qui allait rentrer à Paris pour reprendre auprès de son maître son service de grand écuyer. Caulaincourt fut profondément ému de ces déclarations ; il croyait à la sincérité d’Alexandre, et cette fois il avait raison.

S’il n’était pas assez défiant, s’il se laissait prendre aux séductions et aux caresses, s’il était peu versé dans l’art de déchiffrer les visages, les regards et les sourires, il avait en revanche une faculté précieuse, il possédait ce don de divination sympathique qui nous rend capables de nous mettre à la place des autres, de sentir ce qu’ils sentent, d’entrer dans leurs passions, dans leurs intérêts, dans leurs chagrins, dans leurs craintes, et de pénétrer assez le secret des âmes pour pouvoir calculer les événemens. Un vrai diplomate reste toujours l’homme de son pays, mais il ne vit pas en étranger sur la terre étrangère. Caulaincourt avait su deviner l’âme russe. Il était convaincu que les menaces qu’il avait entendues n’étaient pas de vaines paroles, que si on le poussait à bout, Alexandre se défendrait jusqu’à la dernière extrémité et pourrait compter sur son peuple, que, comme l’Espagne, la Russie étonnerait l’Europe par son enthousiasme sombre, par son héroïque obstination. Le fidèle serviteur de Napoléon quitta Saint-Pétersbourg avec le ferme propos d’éclairer son maître, de l’avertir, de lui dire sans déguisement toute la vérité, et sa résolution était d’autant plus méritoire que Napoléon était l’homme qui goûtait le moins les vérités désagréables.

Il arriva à Paris le 5 juin 1811 et se rendit incontinent à Saint-Cloud. Il s’y présenta avant onze heures. L’empereur, qui achevait de déjeuner, le fit entrer dans son cabinet, l’y rejoignit bientôt, et, paraît-il, « le reçut fraîchement. » Alors s’engagea un entretien mémorable, dont M. Vandal a retrouvé le texte dans une précieuse collection de documens inédits et privés. Napoléon, sans préambule, énuméra sur un ton d’amertume tous ses griefs contre la Russie et finit par dire : « Alexandre est faux ; il arme pour me faire la guerre. » Caulaincourt se porta garant de l’innocence du tsar et de la loyauté de ses intentions. Il s’avançait trop, et quand il qualifia de conte ridicule imaginé par les Polonais le plan d’offensive qu’il n’avait pas su pénétrer, et qu’avait dévoilé M. Bignon, il s’attira une dure réplique : « Vous êtes dupe d’Alexandre et des Russes ; vous n’avez pas su ce qui se passait. » A quoi il répondit d’un ton affirmatif que le tsar ne commencerait pas la guerre et désirait l’éviter : « Je suis prêt à me constituer prisonnier et à porter ma tête sur le billot si les événemens ne me justifient pas. » Il se trompait sur le passé ; mais ce qui était faux quelques mois auparavant était devenu vrai ; tant la volonté et les