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un bomme qui fait trembler le monde ; il a 600 000 ou 700 000 francs de rente, il est le premier partout. Je vous assure cependant qu’il a l’air fort commun sous sa broderie, qu’il est roide en bonne compagnie comme s’il avait du fil d’archal dans les jointures, et qu’au jugement de tout le monde, il a l’air de Ninette à la cour[1]. »

Joseph de Maistre n’avait pas su ou n’avait pas voulu reconnaître qu’à défaut de génie ou d’une intelligence de haut vol, celui qu’il traitait de Ninette à la cour avait du caractère et une âme peu commune. A Sainte-Hélène, Napoléon le définira : « un homme de cœur et de droiture, » et quand on a le cœur droit, on a presque toujours l’esprit juste. A la vérité, les consciences pures, les loyautés chevaleresques, qui répugnent à soupçonner le mal, se laissent facilement tromper ; elles ne se tiennent pas assez en garde contre les embûches, contre la duplicité, les manœuvres, les artifices des maîtres fourbes. Mais si elles ne se défient pas assez des hommes, elles se défient des chimères et, en politique, c’est une grande vertu.

Profondément attaché à l’empereur Napoléon, Caulaincourt se permettait de le juger ; quelque admiration qu’il ressentît pour son génie, il redoutait sa dévorante ambition, il ne se lassait pas de prêcher la tempérance des désirs à cet immodéré qui croyait ne rien avoir quand il n’avait pas tout. L’alliance russe lui était chère, et il travaillait de toutes ses forces à la préserver de tout accident fâcheux ; il lui semblait qu’elle était pour son maître non seulement une sûreté, une force, mais un frein, le seul qui pût le tenir. Tout ce qui pouvait compromettre cette précieuse alliance l’inquiétait et l’affligeait. Pourquoi l’empereur Napoléon donnait-il à Alexandre de justes sujets de plainte ? Ne venait-il pas d’incorporer à l’empire français l’Oldenbourg, apanage d’un prince apparenté à la maison de Russie ? Ne s’obstinait-il pas à occuper les provinces orientales de la Prusse ? Et depuis qu’il avait créé et agrandi le duché de Varsovie, ne pouvait-on pas le soupçonner de vouloir en faire une Pologne nouvelle, assez forte pour réclamer son bien à quiconque s’était enrichi de ses dépouilles ? Caulaincourt constatait avec chagrin qu’on se plaignait de plus en plus du grand allié, que les esprits commençaient à s’aigrir, que beaucoup de Russes se demandaient, comme le comte de Nesselrode, « si un véritable état de paix était compatible avec l’existence de l’empereur Napoléon. »

Ce qui le rassurait, c’est qu’il croyait le tsar sincèrement, passionnément pacifique el résolu à ne pas se prévaloir de ses griefs pour engager une lutte dont les hasards devaient l’épouvanter. Ce fut son illusion, son erreur. Alexandre regardait désormais la rupture comme

  1. Mémoires politiques et correspondance diplomatique de J. de Maistre, publiés par Albert Blanc.