Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 135.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sand. Sous le titre non moins sacré d’éducatrice, peut-être convient-il de l’invoquer aujourd’hui. Que ceux qui souffrent soient par elle moins malheureux, mais que les ignorans, les égarés, par elle aussi deviennent plus sages ; qu’Apollon, comme aux temps de Pindare, verse encore dans les cœurs le paisible amour de la loi. « L’esthétique, a dit admirablement Flaubert, n’est qu’une justice supérieure. » Oui, l’art, et en particulier la musique, nous donne des leçons de justice autant que de charité. C’est l’idéal de la justice supérieure que réalise le génie d’un Beethoven, car c’est l’idéal de l’ordre, de la hiérarchie, celui d’une société meilleure que la nôtre, où se trouve conciliée l’antinomie — hélas ! peut-être inconciliable parmi les hommes - — entre le principe du nombre et celui de l’individu.

Je me souviens qu’un jour, un admirable jour de l’automne dernier, je me promenais dans la campagne normande. Au tournant d’une allée obscure se découvrit un vaste horizon. Des bois, des bois à perte de vue l’emplissaient tout entier. De l’autre côté de la plaine commençait leur étendue sombre, et là-bas, — si loin que cela semblait à l’extrémité de la terre, — là-bas encore leurs cimes bleuâtres se confondaient avec le ciel. Mais un peu en avant de la première ligne de verdure, quelques grands hêtres s’élevaient seuls. Distingués de l’innombrable foule, ils ne lui étaient point étrangers. Ils paraissaient plutôt ses élus, ses protecteurs et ses souverains. Ainsi, dans l’harmonieux paysage, la beauté singulière et la beauté collective se rapportaient l’une à l’autre et s’accordaient ensemble. J’avais relu le matin même une symphonie de Beethoven, et je crus saisir alors entre la nature et l’art une conformité profonde. Au sortir de cette lecture et devant ce spectacle, je compris, moi aussi, comment le génie de l’homme peut trouver dans la création le modèle ou le patron divin de ses œuvres et que dans la société, comme dans une symphonie ou dans un paysage, il ne faut pas que la forêt cache les arbres, ni que les arbres empêchent de voir la forêt.


CAMILLE BELLAIGUE.