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terrible main ! — du côté où nous penchons, sur une pente où, si nous pouvons encore être sauvés, il est temps que d’autres mains viennent nous retenir. Rappelez-vous les expressions ou les définitions d’Amiel : « musique dépersonnalisée, musique-foule. » C’était autant d’avertissemens. Il n’est pas bon que nulle part, fût-ce en musique, le nombre domine et règne seul ; pour le nombre lui-même cela est dangereux et finit toujours par être funeste. Voilà pourquoi l’art de Wagner, plus sociologique que tout autre par l’intention ou la prétention, l’est beaucoup moins par l’effet et le bienfait. L’idéal sociologique n’est pas dans la musique de Wagner, parce qu’elle a compromis l’équilibre entre les deux principes également nécessaires de toute vie sociale : le principe collectif et le principe personnel.

Cet équilibre, et par suite cet idéal, où donc le trouverons-nous ? De quel maître, en achevant cette étude, dirons-nous à la foule : Allez à lui, car il a les paroles de la vie éternelle ? C’est du maître des neuf symphonies, c’est de Beethoven qu’on peut le dire. Du point de vue où nous nous sommes placé, c’est lui comme toujours qui paraît le plus grand. Il n’est pas de plus haut enseignement social que le sien ; pas de plus admirable modèle que son art, de l’harmonie parfaite entre l’individu et le nombre, on pourrait presque dire entre les droits de la foule et ses devoirs. Oui, toute œuvre de Beethoven est une société incomparable parce que c’est une incomparable hiérarchie. Bossuet a dit : « S’il y a de l’art à bien gouverner, il y en a aussi à bien obéir. » Il a parlé de la science maîtresse par laquelle un seul commande ; mais aussi d’une autre science subalterne qui enseigne aux sujets à se rendre dignes instrumens de la conduite supérieure. « C’est, ajoute-t-il, le rapport de ces deux sciences qui entretient le corps d’un État par la correspondance du chef et des membres. » Cette correspondance et ce rapport, cette économie et cette proportion, cet équilibre entre le chef et les membres, entre le commandement et l’obéissance, une sonate ou une symphonie de Beethoven en est la représentation et l’image. Nul n’a créé plus de formes, ou de forces individuelles, et plus individuelles, que Beethoven ; que ces forces d’ailleurs soient des mélodies, des rythmes ou des notes seulement. Mais ces individualités ne sont point égoïstes ou tyranniques ; elles sont libérales et bienfaisantes. Que fait par exemple un thème comme celui du premier morceau de l’Héroïque ? Que fait-il autre chose que proposer un but, une fin supérieure, à l’effort de cette association qu’est la symphonie ! Vers cette fin, sous la direction et l’autorité du thème souverain, tous les élémens tendront ensemble. Si