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peuvent encore compter parmi les choix heureux, quand on se reporte aux caporaux promus aux colonies, au hasard glorieux sans doute, mais aveugle, d’une expédition ou d’un fait de guerre. Il en naît beaucoup de ces surprises, infiniment trop, qui encombrent les cadres d’incapacités incorrigibles.

Si encore ils en restaient là, ils se dissimuleraient dans une pénombre relative, mais le choix colonial est impitoyable et transforme en sous-officiers des sujets chez qui une heure de bravoure compense mal l’absence de valeur de toute une vie. Ils se traînent alors, sans volonté, sans prestige, à la remorque de fonctions qui les écrasent, dominés par l’intelligence de ceux qu’ils devraient commander, obéissans plutôt qu’obéis, et, si la propreté morale leur manque par surcroît, comble d’abaissement, dans leur autorité ridiculisée.

Aussi bien ne peut-il être que néfaste à l’instruction militaire de tous les gradés, le régime des colonies, où l’exercice est inconnu, les théories lettre morte, et où la tactique le plus souvent consiste à cheminer en file indienne, sur une digue, ou au long d’abrupts sentiers par les bois. Les caporaux, venus de la portion centrale, y perdent tôt leur qualité d’instructeurs, et lorsqu’ils regagnent l’Algérie, leur temps terminé, avec d’autres galons bien gagnés, ils ont oublié tout ce qu’ils avaient appris.

Sans doute par permutation ou par changement de corps, la Légion s’enrichit parfois de quelques sous-officiers de France, mais le nombre en est si restreint qu’on ne peut les compter dans l’évaluation de ses ressources. Il y aurait cependant, de ce côté, quelque attention à porter, en attribuant le caractère d’une mesure périodique à ce qui n’est aujourd’hui qu’un accident ; ce serait donner satisfaction à la légitime ambition de faire campagne qui tourmente beaucoup de nos sous-officiers en même temps qu’infuser un sang nouveau et très riche à ces cadres subalternes, si appauvris par leurs charges multiples, de nos troupes étrangères. La considération morale qui inspire cette proposition n’échappera à personne, si l’on réfléchit à ce qu’il faut de volonté et de dignité de caractère au sous-officier qui, transplanté dans ce milieu, doit s’y maintenir en perpétuel exemple des vertus militaires. Que lui reste-t-il à cet homme, pour reposer les aspirations de son cœur de la vie bruyante de la caserne, de sa dépense de forces journalières, de la fatigue de l’incessant coudoiement humain ? Ira-t-il, comme en nos garnisons de province, accueilli dans une famille de braves gens, même au risque d’un mariage peu fortuné, y retremper son honnêteté native, y retrouver l’illusion des douceurs familiales ? Aura-t-il la distraction mouvante des rues flambantes de nos grandes villes, leurs