Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/876

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

démontre ce qu’on savait depuis longtemps, que les climats coloniaux ne s’affrontent qu’avec des troupes spéciales, chez qui l’âge et la formation complète sont une condition primordiale ; et qui affirmerait par surplus, pour les observateurs attentifs, cette autre vérité, en désaccord avec la loi du nombre, que les foules armées de l’avenir ne vaudront jamais, en qualité militaire, les élites rationnelles du passé.

La Légion se présente avec ce double caractère : on s’y engage jusqu’à quarante ans ; elle est composée de soldats de métier, pour qui la carrière des armes est un refuge, le pain assuré, souvent un titre de naturalisation, parfois une réhabilitation, c’est-à-dire, pour un temps au moins, une véritable profession. Dans cet hybride milieu, où l’homme entre masqué, sans papiers d’identité, de nationalité, sans extrait de casier judiciaire, sans rien qui le recommande, rien qui parle de son passé, il y a d’étranges mélanges de bons et de mauvais, d’héroïsmes latens et d’âmes à tout jamais dégradées ; mais l’on peut dire que, de cet ensemble indéfinissable, se dégage une énergie de fer, l’instinctive passion des aventures, une étonnante fécondité d’initiatives, un suprême dédain de la mort, toutes les originalités sublimes des vertus guerrières. Et cette impression de l’ensemble se reflète chez le légionnaire isolé, qu’il passe libre dans la rue, la taille bien prise en sa ceinture serrée aux reins, ou qu’il rende les honneurs, figé dans son immobilité de factionnaire : c’est toujours cet air décidé, cette allure dégagée, qui révèlent l’homme, dans la mâle acception d’action, de virilité et de supériorité. Aucun soldat n’a cette tenue irréprochable, ce fier salut, cette discipline d’extérieur impeccable. L’autorité du chef digne de lui commander revêt à ses yeux quelque chose de mystérieux et de grandiose ; il attend tout de cet être supérieur ; il en subit docilement l’influence à l’heure même des pires entraînemens, il lui garde un culte et une tendresse qui se manifestent par une ingéniosité d’attentions touchantes. Vivant, il le suivrait au bout du monde ; mort, il n’y a pas d’exemple qu’il l’ait abandonné. Il procure à celui qui l’a conquis la puissance exaltée du commandement. Que le chef se présente à la manœuvre, les armes résonnent, le rang se grandit, l’allure s’affermit, la troupe se fait imposante ; mais, qu’il vienne à disparaître, on n’en donne plus aux gradés ordinaires que pour leurs galons ; et ce n’est pas beaucoup. Car il n’a rien d’un automate, le légionnaire : si les émulations, les circonstances développent en lui un admirable élan, il répond à la monotonie de la vie de garnison par une indifférence dédaigneuse de perfectionnemens d’instruction, une volonté bien arrêtée de ne pas se fatiguer inutilement, et le sentiment non