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correspondance attardée. Je ne vous croyais pas à Paris par le beau temps qu’il doit y faire. Sous ce rapport nous ne sommes pas gâtés. Je vous écris au coin du feu, et bien qu’il fasse jour jusqu’à neuf heures (il en est sept et demie), c’est à peine si je vois la maison en face de ma fenêtre. Je ne sais si je vous ai dit comme quoi on m’avait chargé de soutenir à Londres les intérêts des papiers peints. Il y a plus d’un mois que je m’acquitte de mes fonctions avec une résignation extraordinaire. Elles n’ont rien de très agréable. C’est une tour de Babel que notre jury et je ne crois pas que nous valions beaucoup mieux que les constructeurs de ladite tour. Nos compatriotes ont encore plus de goût et plus de sentiment des arts que les Anglais, mais la distance qui nous séparait tend à se rétrécir tous les jours. Nous nous laissons gagner de vitesse ; et si nous n’y prenons garde, nous pourrons bien nous trouver un jour distancés, comme l’a été cette année le cheval favori le Marquis, battu par un cheval inconnu.

Il y a ici, outre l’exposition qui vous amuserait, peut-être oui, peut-être non, une autre exposition qui vous intéresserait davantage et que vous devriez bien voir. C’est encore une de ces grandes et belles choses que fait l’aristocratie dans ce pays-ci. On a réuni dans le musée du South-Kensington tous les objets de curiosité épars dans deux cents châteaux, et cela remplit plusieurs salles immenses. Il y a depuis des baignoires d’argent du XVIe siècle jusqu’aux bijoux les plus délicats de la Renaissance. Vingt-trois vases de la faïence de Henri II sur trente-six ou trente-sept que l’on connaît dans le monde. On nous a donné l’autre soir une belle fête dans ces salles illuminées au gaz al giorno avec accompagnement de belles dames fort décolletées et de très mauvaise musique. Les assiettes de Faenza et de Gubbio faisaient un effet merveilleux à la lumière du gaz. La seule chose drôle c’était le grand nombre de policemen le chapeau sur la tête qui se promenaient dans cette foule d’élite, et non sans raison, car il y avait de quoi tenter les amateurs les plus vertueux. Je dîne en ville tous les jours depuis un mois. Vous n’avez pas d’idée du plaisir que j’aurais à manger une côtelette chez moi. J’en ai pourtant pour une quinzaine de jours encore, après quoi, j’aurai fait mon temps et je reviendrai à Paris. Si vous y étiez encore, madame, nous ferions cette visite au Musée Campana, que je connais très imparfaitement et que j’aurais bien du plaisir à étudier avec vous. Je vais dîner aujourd’hui chez un M. Baring qui a les plus beaux tableaux du monde. Il n’a voulu me les montrer que moyennant que je dînerais avec lui. Adieu, madame, veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MERIMEE.