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aurait nommé M. About. Cependant la réception sera drôle, M. Guizot protestant recevra M. Lacordaire, et l’un et l’autre se diront des douceurs. Combien de temps durera l’Académie et cet usage de présenter le nouveau venu au public comme un monstre marin ? Je me rappelle encore avec horreur ma réception à moi et la peur que me causaient les chapeaux roses et blancs qui ont bien voulu y venir : mais, chose étrange, lorsque j’ai eu à recevoir un immortel, je n’ai pas eu l’ombre d’une émotion.

Je ne crois pas du tout aux nouvelles que vous me donnez. Je tiens la Romagne comme définitivement perdue, au moins pour le pape, car je crois bien que si les Autrichiens ou autres la prennent aux Piémontais, ils la garderont pour eux. Au fond je m’explique très bien que le pape proteste, mais ce qui me paraît la dernière des folies, c’est d’enrôler des déserteurs autrichiens et toute la racaille de l’Allemagne catholique pour achever de se ruiner et de compromettre le peu qui lui reste. Observez, madame, que dans le siècle où nous vivons il est devenu nécessaire partout de changer ses habitudes. A Constantinople on n’étrangle plus ; on ne donne même plus de café empoisonné aux vizirs que l’on renvoie. Lorsque le cardinal Antonelli a tenu bon sur cette sotte affaire du petit Mortara et sur l’affaire beaucoup plus grave d’un autre juif à qui on avait pris sa femme, ce jour-là il a ôté la clef de la voûte du pouvoir temporel du Saint-Siège.

Je ne me plains pas du temps qu’il fait à Cannes, quand je lis dans mon journal celui qu’il fait ailleurs. Nous avons du soleil, mais pas trop de chaleur, quelquefois du vent. Hier j’ai voulu mener un de mes amis qui était venu me voir à un endroit très curieux à la pointe de la montagne de l’Esterel. C’est un pont naturel entre des roches énormes et la mer au-dessous. La veille il y avait eu une espèce de bourrasque, mais la mer sous mes fenêtres était si calme que nous avons cru que nous pourrions entrer facilement dans l’espèce de chambre qui précède le pont. En arrivant auprès des rochers, nous avons trouvé que la vieille mer, c’est-à-dire la bourrasque, de la veille, faisait encore le diable à quatre ; elle entrait et sortait de la chambre avec un bruit et une écume admirables. Nous avons regardé le bouillonnement de cette grande chaudière à une distance respectueuse, car notre petite barque, si elle y était entrée, aurait été fracassée en un instant. J’avais à la fois une peur horrible et une envie démesurée d’y entrer. Mais je n’ai pas besoin de vous dire que la prudence a eu le dessus. Je ne connais pas de puissance plus irritante que la mer, et je conçois très bien le courroux du roi Xerxès et ses mauvais procédés à son égard. Il y a une infinité de