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regards le vaste monde, leurs yeux demeurent fixés sur les biens matériels, comme hypnotisés par la richesse ; ils ne se distinguent pas, en cela, de la masse de leurs contemporains. Ceux qui les dénoncent, le plus bruyamment, n’adorent souvent pas, dans leur cœur, d’autre idéal. Et nous qui réprouvons la prédominance des intérêts matériels, qu’ils soient personnifiés par l’insatiable avidité des riches ou par les brutales convoitises des pauvres, nous n’ignorons pas que l’homme ne vit point uniquement de pensée, de science, d’art, et que les intérêts matériels ont, eux aussi, après tout, le droit de se faire leur place au soleil. Ce que nous leur dénions, c’est le droit de primer l’âme, la patrie et l’humanité.

Allons plus loin, sans crainte de heurter le préjugé. Il est bien vrai, — en quel sens, nous l’avons montré, — que le capital est cosmopolite. Il est bien vrai, — plus vrai même peut-être que ne le soupçonnent ses adversaires, — que le capital travaille à l’unification de la planète, à l’union de l’humanité, à la diminution des haines de race, à l’affaiblissement des antipathies nationales, à l’abaissement des barrières et des frontières. Mais pourquoi irions-nous lui en faire un crime ? En cela, le capital, la banque, la finance, sont les collaborateurs, volontaires ou non, de la Science, de la Religion, de l’Art, qui, eux aussi, chevauchent pardessus les frontières des nations : ils agissent dans le même sens, ils coopèrent, souvent sans le savoir, à l’œuvre ultime de la civilisation, à l’unité future de l’espèce humaine dans la paix et dans la liberté. Le banquier dispensateur du capital, âme du commerce, fait, dans la sphère matérielle, ce que font, dans la sphère spirituelle, le missionnaire, le savant, l’artiste. Rapprocher les peuples, les races, les continens, en leur donnant des intérêts communs et en éveillant, chez eux, la conscience de cette communauté d’intérêts ; les rattacher les uns aux autres, les associer, en dépit de leurs préjugés réciproques, malgré les obstacles en apparence insurmontables de la nature, voilà, certes, une œuvre qui ne manque pas de grandeur. Pour être devenu, depuis un demi-siècle, un lieu commun d’une banalité fastidieuse, cela n’en demeure pas moins vrai : transpercer les montagnes, dérouler un double ruban de fer à travers les steppes et les déserts, coucher au fond des mers, sur le sable des océans, des câbles invisibles, ce n’est pas seulement unir les pays, rapprocher les peuples, et, selon le cliché usé, supprimer les distances, faire en un mot l’unité matérielle du globe ; c’est aussi rapprocher les intelligences et les âmes, diminuer les différences entre les esprits, combler les abîmes entre les civilisations, atténuer les inégalités entre les