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bête, et qui peut combattre contre elle[1] ? » Et cela est vrai, en un sens ; car si le monde la hait, le monde l’admire, et le monde l’adore.

Écoutez le concert discordant d’anathèmes et d’envieuses acclamations qui, d’en bas jusqu’au faîte de notre société, monte chaque jour vers la finance, comme si tous les biens et tous les maux de ce monde sortaient de ses coffres-forts. Le fantastique s’y mêle au réel, et les fables y défigurent la vérité. Elle est née de l’agiotage, et elle vit des jeux de la spéculation. Elle a construit sa fortune sur la ruine de millions de petites gens. Elle est cosmopolite et demeure étrangère aux intérêts des pays où elle réside, ne songeant qu’à lancer des affaires et à spolier les nations. Elle domine le monde, elle règne sur les sociétés modernes et met les peuples en servitude. A en croire les philosophes ou les économistes de la presse populaire, c’est elle qui établit, elle qui change, à son gré, les lois économiques, aussi bien que les lois politiques. Démocratie ou monarchie, elle s’est assujetti les États, et elle tient les gouvernemens en laisse ; c’est par elle que les rois règnent, c’est pour elle que les républiques s’agitent et que les peuples travaillent. Suffrage universel ou suffrage restreint, elle étend son filet d’or sur tous les régimes, les prenant tous aux mêmes amorces, achetant indifféremment les cours et les parlemens, subventionnant les démagogues de la main qui pensionne les princes. Des millions d’hommes sont convaincus que c’est elle qui gouverne, elle qui décrète la paix et la guerre, elle qui jette, à son caprice, les peuples dans les aventures coloniales, précipitant l’Europe sur les déserts de l’Afrique ou sur les deltas fiévreux de l’Asie pour agrandir son champ d’action et arrondir ses domaines. A en croire les nouveaux précepteurs des peuples et les maîtres d’une récente philosophie de l’histoire, le XIXe siècle aura été le siècle de l’hégémonie de la haute banque. Les princes de la Bourse ont réussi là où avaient échoué les Grégoire VII, les Charles-Quint, les Napoléon, les dominateurs des âmes et les héritiers des Césars. Sans se préoccuper des limites passagères des États ou des formes changeantes des gouvernemens, sans avoir l’enfantillage de s’arrêter, comme les papes ou les empereurs, aux dehors extérieurs de la puissance, la haute banque serait parvenue à réaliser, à son profit, la monarchie universelle. Le tout est de savoir ce que durera cet empire de l’or. Ce qui eût semblé naguère un paradoxe est un des lieux communs de la presse quotidienne. La foi en la toute-puissance

  1. Apocalypse, XIII, 4.