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jouissances et de poignantes angoisses. Son principal souci était de bien lire les documens. Ce qui lui procurait le plus de joie, c’était la certitude ! d’avoir élucidé quelque problème historique. Rien en revanche ne l’affligeait autant que le succès de l’erreur. On a souvent attribué l’âpreté de ses polémiques à des défauts de caractère, à des préoccupations d’amour-propre ou à la maladie. En réalité, ce fut une pensée plus haute qui les inspira. J’en puis fournir un double témoignage. Peu de temps avant sa mort, il se persuada qu’un de ses collègues de l’Institut avait exprimé dans un ouvrage récent une opinion absolument inexacte sur la société mérovingienne, et il m’annonça l’intention de la réfuter point par point. Je combattis ce dessein dans la mesure où le permettait le respect. Il demeura inébranlable, et me répondit : « C’est pour moi un devoir de conscience. » Dans une autre circonstance, comme un de ses élèves était en train de préparer un travail sur un sujet que lui-même avait antérieurement effleuré. M. Fustel lui dit : « Si vous rencontrez chez moi quelque assertion fausse, ne manquez pas de la relever ; l’essentiel est que la vérité soit établie. »


I

La méthode de M. Fustel de Coulanges nous est bien connue par l’application qu’il en a faite. Il ne lui a pas suffi toutefois de prêcher d’exemple ; il a voulu aussi exposer ses vues sur la matière et joindre la théorie à la pratique. Il avait de graves inquiétudes sur l’avenir de la science historique. Il était persuadé que beaucoup d’historiens suivaient une mauvaise voie et il en éprouvait une grande tristesse. Il estimait qu’à aucune époque « on n’avait traité les textes avec tant de légèreté » ; que les idées préconçues empêchaient de pénétrer au fond des choses ; et que l’esprit critique était étouffé par l’esprit de système. Ce mal qu’il constatait, il s’évertuait à le guérir par tous les moyens, par son enseignement comme par ses livres, par ses conseils comme par ses polémiques. Il s’efforçait de réduire à des formules très précises les règles de la méthode, et, tandis qu’il mettait lui-même tous ses soins à les observer religieusement, il dénonçait avec un acharnement inouï ceux qui les oubliaient. Il n’y avait rien de plus urgent à ses yeux que d’apprendre aux travailleurs les procédés les plus propres à atteindre la vérité, et il s’y employait de son mieux, sans se préoccuper du trouble que cette ardeur militante apportait dans son existence.

La première qualité qu’il demandait à l’historien, c’était la