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changement, la succession au trône serait assurée ? L’abbé avait beau répondre qu’en ce cas, il ne serait pas passé outre au mariage, cette incertitude paraissait au prévoyant souverain une raison suffisante pour ne prendre aucun engagement. Ou bien, il tirait objection de l’âge du roi des Romains. Sans doute le prince n’avait que seize ans ; mais il était déjà di naturale igneo e di gagliarda inclinazione al senso. Une si longue attente lui paraissait insopportabile, et, si on la lui imposait, on craignait qu’il ne contractât qualche viziosa consuetudine[1].

En même temps qu’il opposait à Grimani ces raisons dilatoires, Léopold usait vis-à-vis de Victor-Amédée d’un procédé peu loyal. « Par les voyes souterraines que les souverains se gardent d’ordinaire entre eux pour s’informer mutuellement de ce qui peut concerner le bien de leurs affaires » pour emprunter le langage de Tessé, il informait Louis XIV de la mission que Grimani était venu remplir auprès de lui. A la vérité, il n’en rendait pas compte tout à fait exactement. « L’empereur, écrivait Tessé à Saint-Thomas, n’a pas manqué de faire savoir au Roy, par un chemin que je vous diray, si j’ay jamais l’honneur de vous voir, que l’abbé Grimani n’a agi à sa cour que pour l’engager à envoyer un nombre considérable de trouppes en Piémont, et à procurer de la part de M. le prince d’Orange des remises assés fortes pour pouvoir agir plus offensivement que les années précédentes. » Ainsi Léopold, tout en trahissant Victor-Amédée, trompait en même temps Louis XIV sur le principal objet de la mission de Grimani, ce qui n’empêchait pas Tessé d’ajouter ironiquement : « Je suis bien certain que la noirceur de cet avis, dont j’ai cru qu’il étoit bien à propos que j’eusse l’honneur de vous informer, doit au moins faire faire des réflexions dont, par respect, je ne parle point, et comme je me suis livré par bonne foy sur bien des choses, je ne diray mon meâ culpâ qu’alors que, par ordre de Son Altesse Royale, vous m’annoncerés que j’aurois été la dupe de tout ce qui s’est passé[2]. »

A cette demande directe d’explication, Saint-Thomas, fort embarrassé, répondait, en s’excusant d’employer un style rude et barbare, « que Son Altesse Royale avait été extrêmement agitée entre le désir de donner la dernière main au traitté et la réflexion des accidens et des dangers auxquels elle auroit été exposée, jouant un pareil tour à l’Empereur et au roi d’Espagne qui peuvent avoir si aisément des troupes en Italie. » C’était ce qui avait obligé Son Altesse Royale, après y avoir pensé et repensé cent fois, « à prendre le party de concilier son désir et sa

  1. Arch. Turin. Grimani à Victor-Amédée. 26 juin 1694.
  2. Arch. Turin. Tessé à Saint-Thomas, 18 mars 1694.