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de Ryswick. Si nous pouvions le suivre dans sa longue carrière, nous le retrouverions, à quelques années de là, en Italie ou en Espagne, informateur utile et donneur d’excellens conseils. Comme Catinat, il fut à la fois militaire et diplomate ; très inférieur à Câlinât comme militaire, très supérieur comme diplomate, et aussi comme écrivain, car dans un temps où presque tout le monde écrivait bien, il est un des plus rarement doués pour la vivacité de l’expression, la clarté de la pensée, le naturel et le piquant du tour.

D’où vient donc que le rôle joué par lui est demeuré, de son vivant, si généralement inconnu, et que l’histoire ne l’a point porté au rang qui lui est dû ? C’est qu’il appartient à cette race d’hommes, très nombreuse sous l’ancien régime, qui savaient servir et bien servir, sans demander la récompense de leurs services à la renommée. Qui servaient-ils ? Le Roi, sans doute, dont la personne leur inspirait un culte peut-être excessif, mais non pas seulement le Roi ; ils servaient aussi l’Etat, c’est-à-dire une sorte d’idée abstraite qui représentait à leurs yeux tout à la fois l’autorité, la tradition et l’intérêt du pays ; idée qu’ils savaient parfaitement distinguer de la personne du Roi (la preuve en est que Bossuet faisait à la sœur Cornuau une obligation de conscience de prier tous les soirs pour l’Etat, après avoir prié pour le Roi), mais qui, dans une certaine mesure, se confondait aussi avec elle ; et cette confusion même était une force, car les idées abstraites gagnent singulièrement en puissance, lorsqu’elles se peuvent incarner dans un être de chair. Ces hommes-là ne servaient pas seulement avec fidélité, mais avec abnégation. Un ordre leur suffisait. « Je partis par obéissance pour l’Espagne le 10 octobre 1704 », dit Tessé à la première ligne de son journal de voyage ; et un ordre leur suffisait, en effet, pour sacrifier leurs commodités personnelles, pour compromettre leur santé et leur fortune, parfois pour jouer obscurément leur vie.

Il ne faudrait pas aller jusqu’à les prendre pour des modèles de désintéressement et de modestie. Ils n’ignoraient assurément pas l’art de se faire valoir, et de demander à propos la récompense de leurs services. Tessé, en particulier, ne néglige rien pour y parvenir, et, dans sa correspondance, on le voit demander ou remercier sans cesse (car les rois ne sont pas toujours aussi ingrats qu’on le prétend) tantôt pour lui, tantôt pour son frère, tantôt pour son gendre, tantôt pour sa sœur. Mais quand leurs services silencieux n’avaient point obtenu la récompense à laquelle ils croyaient avoir droit, leur mauvaise humeur ne s’exhalait point en récriminations publiques et en indiscrétions. Ils boudaient tout au plus,