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esprit de retour. Ceux-là ne se déplacent ni pour leurs plaisirs ni pour leurs affaires. Ce sont gens las de vivre uniquement pour travailler et qui rêvent de travailler seulement pour vivre. Un tout petit groupe est celui des économes, qui prennent les troisièmes pour ne pas gaspiller le modeste capital sur lequel sont étayées leurs espérances. La plupart n’ont que des espérances bien frêles et, dans des poches bien vides, pour remonter leur moral, un peu de la graine d’où sortent les « oncles d’Amérique » ; car ils sont patiens plutôt que sombres.

À leur descente du train, au Havre, les émigrans trouvent la soupe servie sous la tente ; ils passent ensuite, en présence du consul des États-Unis, une inspection médicale très minutieuse. Puis on les divise en chambrées distinctes, suivant leurs nationalités : beaucoup d’Italiens, d’Allemands et de Suisses, très peu de Français. Détail piquant : dans les différentes classes, énormément d’israélites de tout pays ; aussi bien aux Messageries, pour la Plata, qu’aux Transatlantiques pour New-York. Le juif s’est toujours volontiers mis en route ; bien avant le christianisme, on le voyait déjà répandu dans le monde civilisé.

L’émigration tend du reste à décroître depuis les entraves qu’y apporte la législation américaine ; en un mois, cette législation a fait repousser 800 émigrans sur 2 000. Les États-Unis tiennent à faire un choix. Tout voyageur de troisième classe est, a priori, considéré comme émigrant ; à ce titre, pour être admis à débarquer, il doit "prouver qu’il possède en argent comptant un minimum de 250 francs, qu’il n’a signé par avance aucun contrat de louage, qu’il est sain de corps et d’esprit, — on a refusé des idiots, — enfin qu’il n’a subi aucune condamnation infamante ; ceci afin que le sol de l’Union ne devienne pas le rendez-vous des malfaiteurs du vieux continent. Ceux qui ne sont pas jugés dignes d’accueil demeurent consignés, comme une « marchandise laissée pour compte », jusqu’au départ du prochain paquebot qui les retourne à l’ « expéditeur », quelque entrepreneur d’émigration le plus souvent.

Le passager de troisième classe rapporte plus, ai-je dit, que celui de première, mais il rapporte moins que de simples marchandises. Ces 100 francs payés pour son transport correspondent, proportionnellement à l’espace occupé par lui dans le navire, à un fret de 25 francs le mètre cube. Or, le mètre cube paie un taux moyen de 36 francs sur les transatlantiques, qui reçoivent principalement des marchandises de prix, et cependant le fret ne cesse de baisser depuis dix ans d’une manière constante. Sa quantité augmente, son produit brut diminue, chaque progrès