Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/739

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Savoie vient de son imprudence, et les ennuis qu’elle fera naître décrieront sa mémoire. » Il continue en se faisant l’écho d’une rumeur qui avait dû courir Turin, au moment de la déclaration de guerre. Ce serait une lettre blessante de Louvois au duc de Savoie, lue en plein conseil, qui aurait déterminé la rupture. Après avoir entendu cette lettre, a le duc de Savoie se leva brusquement, et dit ces mots que le vif ressentiment arracha de son cœur : « C’en est trop. Il faut périr ou se venger. » Il fit entrer l’envoyé du prince d’Orange, prit le traité et le signa. »

Quoi qu’il en soit de l’anecdote, qui paraît un peu suspecte, cette note n’en traduit pas moins fidèlement l’opinion de ceux qui voyaient dans Louvois le principal auteur de la guerre, et partant le principal obstacle à la paix. La meilleure preuve qu’ils avaient raison, c’est que les négociations en vue d’un arrangement pacifique recommencèrent aussitôt après sa mort. Le duc de Savoie avait trop souffert des débuts de la guerre pour ne pas désirer un accommodement. La perte de la bataille de Staffarde, l’envahissement d’une partie de ses Etats, lui avaient fait sentir à quel rude adversaire il avait affaire, et pour lui venir en aide il ne pouvait guère compter sur ses nouveaux alliés, qui, sur d’autres champs de bataille, n’avaient pas été plus heureux. On se montrait à Turin une caricature où l’on voyait l’Empereur et le roi d’Espagne, en chemise, regardant piteusement leurs bardes foulées sous les pieds de Louis XIV. Celui-ci cependant était en train de dépouiller le duc de Savoie, qui s’écriait, en s’efforçant de retenir sa chemise : « Empêchez donc qu’il ne me l’ôte. » À quoi les deux autres répondaient : « Patience, nous vous la ferons rendre, quand nous aurons repris nos habits. »

C’était bien sa chemise que Victor-Amédée avait perdue en perdant la Savoie, et il avait raison de ne pas compter beaucoup sur ses alliés pour la lui faire rendre. Aussi n’est-il pas étonnant que les dispositions pacifiques prédominassent à Turin. Ce qui a lieu de surprendre davantage, c’est qu’on fût dans les mêmes sentimens à Versailles. Mais Louvois étant mort, Croissy, qui ne s’était jamais montré partisan de la rupture, avait repris l’entier gouvernement des affaires extérieures, et Barbezieux, le successeur de Louvois à la guerre, n’était pas de taille à le lui disputer. Aussi Louis XIV envoyait-il, le 27 décembre 1691, à Pignerol, en lui donnant les pouvoirs secrets les plus étendus, le marquis de Chamlay qui, pour les choses militaires, avait en partie remplacé Louvois dans sa confiance. Mais, à en juger par les quelques lettres de lui qui sont aux Affaires étrangères et à Turin, Chamlay apportait encore un peu trop dans cette négociation les procédés