Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/737

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cependant que Victor-Amédée s’impose une longue dissimulation avant de pouvoir donner libre carrière à ses desseins… Pour parvenir à gouverner ses États plus absolument « et à se tirer de la sujétion où il prétendait que les ministres de France le voulaient tenir », comme lui-même le disait à l’ambassadeur Rebenac[1], il aura nécessairement recours à l’arme des faibles, c’est-à-dire à la ruse. Pendant près de trois ans, depuis le jour (17 juillet 1686) où fut signée entre l’empereur, l’Espagne, la Suède, la Hollande et la Bavière, la célèbre ligue d’Augsbourg jusqu’à celui où il fit adhésion publique à cette ligue, Victor-Amédée jouera un double jeu, dupant à la fois Rebenac et Croissy, c’est-à-dire la diplomatie publique de Louis XIV, Catinat et Louvois, c’est-à-dire sa diplomatie secrète, car déjà le roi avait son Secret, et Rebenac et Catinat travaillaient à l’insu l’un de l’autre. Ce jeu fut enfin percé à jour. Louvois, dont la clairvoyance rachetait au moins les emportent eus, le fit sommer par Catinat de livrer au Roi, comme gage de sa fidélité, non seulement la place de Verrue, mais la citadelle de Turin, c’est-à-dire rien moins que sa propre capitale. À cette demande « si crue et si peu conditionnée », disait Catinat lui-même, Victor-Amédée n’eut garde cependant de répondre par un refus péremptoire. Il réussit à gagner encore du temps, adressant chaque jour à Catinat, qui était aux portes de Turin, un envoyé nouveau, disputant sur les conditions auxquelles la citadelle de Turin serait livrée, sur le moment où elle lui serait rendue, écrivant lui-même à Louis XIV, offrant d’envoyer à Versailles un nouvel ambassadeur qui traiterait de l’affaire. En même temps, il faisait mettre Turin en état de défense, et appelait les troupes espagnoles qui tenaient garnison dans le Milanais. Lorsqu’elles furent assez proches, il jeta enfin le masque.

« M. le duc de Savoie est si haï dans son pays, écrivait quelques mois auparavant Louvois à Catinat, qu’il ne trouve personne qui veuille prendre parti dans ses troupes[2]. » Louvois se trompait. Les exigences intolérables de Louis XIV avaient au contraire réveillé en Savoie le sentiment national, et Victor-Amédée avait fort habilement exploité ce sentiment. Dans cette cour si française au temps de Madame Royale Christine et de Madame Jeanne-Baptiste, le nom français était devenu odieux. Aussi, lorsque le 4 juin 1690 Victor-Amédée faisait savoir à Rebenac que l’extrémité dans laquelle le roi le réduisait l’avait enfin porté à recevoir les offres de secours que les Espagnols lui avaient

  1. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 5. Mémoire des affaires qui ont été traitées pendant l’ambassade du comte de Rebenac.
  2. Camille Rousset, Histoire de Louvois, t. IV, p. 287.