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tour, et le foulèrent aux pieds, ils virent aussi leur alliance plusieurs fois recherchée, et ils surent, en la marchandant habilement, la mettre au prix que les faibles, quand ils sont avisés, savent parfois faire payer aux forts.

Après six siècles d’une existence agitée, un jour vint cependant où les princes savoyards eurent une vision plus claire de la route qu’ils avaient intérêt à suivre. Ce jour est celui où, après bien des péripéties, fut signé, entre Charles-Emmanuel Ier et Henri IV, le traité de Lyon (17 janvier 1601). Par ce traité, Charles-Emmanuel abandonnait à Henri IV la Bresse, le Bugey, le pays de Gex. Mais Henri IV lui abandonnait le marquisat de Saluces, enclavé dans le territoire du Piémont, et sur lequel la France prétendait des droits. Le duc de Savoie renonçait à conserver un pied en France. Le roi de France renonçait à conserver un pied en Italie. Chose étrange ! et qui cependant se rencontre souvent dans l’histoire, ce traité si sage fut critiqué avec une égale vivacité des deux côtés des Alpes. Les sujets du duc de Savoie lui reprochaient l’abandon de provinces dont la richesse contrastait avec la pauvreté de leurs territoires, et, colère feinte ou réelle, Charles-Emmanuel lui-même disgracia les deux commissaires qui avaient signé le traité en son nom. « Le roi a fait paix de marchand, et le duc de Savoie a fait paix de prince », disait de son côté Lesdiguières. Lesdiguières se trompait. Le roi avait bien fait paix de prince en renonçant à ces aventures italiennes qui avaient coûté à ses prédécesseurs tant de sang inutile, et en tournant de nouveau les visées de la France vers les Flandres et le Rhin. Quant à Charles-Emmanuel, c’était bien en effet paix de prince qu’il avait conclue, et de prince plus avisé, à plus longue et juste vue qu’il ne s’en rendait compte lui-même. Il tournait définitivement vers l’Italie les ambitions de sa Maison. « A partir du traité de Lyon, a écrit avec raison le marquis Costa de Beauregard[1], la Maison de Savoie n’a plus été par le fait qu’une puissance italienne. Elle n’a plus considéré ce qui lui restait au-delà des monts que comme un seigneur vivant dans l’opulence, au sein d’une vaste cité, considère le fief antique dont il porte le nom et qu’il visite rarement. » Quelle que fût sa perspicacité, Charles-Emmanuel ne pouvait pas se douter qu’un jour viendrait où ses descendans sacrifieraient jusqu’à ce fief antique en échange d’un royaume.

Dans la pensée de Henri IV, le traité conclu avec la Savoie ne comportait pas seulement paix, mais alliance ; alliance avec

  1. Mémoires historiques sur la maison royale de Savoie, par le marquis Costa de Beauregard ; Turin, 1816, t. II, p. 122.