Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 134.djvu/702

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

premier village d’Assam, il faut quinze longues étapes. Huit porteurs indigènes se sont enfuis ; épouvantés de la longueur du chemin, des déserts succédant aux déserts, ils ne se sentaient plus la force de suivre ou de traverser des torrens, d’escalader des rochers, de garder leur équilibre sur des ponts de bambous, de franchir successivement cinq chaînes de montagnes. M. Roux a la fièvre ; M. Briffaud est atteint à son tour ; le prince est en proie à de mortelles angoisses : « Vous pouvez vous imaginer les émotions par lesquelles j’ai passé ; j’ai encore le cœur serré à la pensée du désastre épouvantable dont notre troupe a été sur le point de devenir victime. »

On était alors à mi-chemin ; on ne pouvait songer ni à retourner sur ses pas, ni à s’arrêter et à consommer, à épuiser ses provisions, au risque de n’en plus trouver. Il faut avancer. La caravane se divise en deux, puis en trois colonnes : les premiers arrivés enverront des vivres aux retardataires. Abattu par la fièvre, M. Roux est désormais incapable de marcher. Il adjure le prince de prendre la conduite de la seconde colonne ; il lui signe un papier certifiant qu’il l’a instamment sollicité de partir. Le prince est réduit à la cruelle nécessité d’abandonner dans la montagne son compagnon malade ; il sent que son devoir est de forcer sa marche et d’assurer le ravitaillement.

Il laisse M. Roux avec deux hommes et douze jours de vivres ; il part avec M. Briffaud, affaibli, languissant, mais soutenu par sa gaieté, qui résiste à tout. Deux jours après, par un temps neigeux, ils franchissaient le col haut de 3 000 mètres qui conduit au bassin du Brahmapoutra. Au bas du col, ils trouvent deux hommes de la première colonne, en quête d’un vieillard qui s’est perdu dans la nuit. « Hélas ! on ne l’a pas retrouvé. Les tigres sont nombreux… Sur une terrasse, au milieu des rhododendrons parmi lesquels nous sommes campés, nos hommes se réunissent en cercle, et, tournés vers Tsekou, s’agenouillent pour réciter pendant près d’une heure de longues litanies. Ils prient pour leur aîné qu’ils ne reverront plus. Des rafales de vent d’ouest font frissonner la cime des arbres, tandis que quelques bûches à demi consumées éclairent mal cette scène lugubre. De ma vie, je n’ai soi de spectacle aussi saisissant et aussi profondément triste… Pendant les jours qui suivent, c’est une marche forcée, à longues étapes. Chacun cherche tout ce qu’il peut donner de forces. On comprend qu’il faut avancer coûte que coûte. On fuit devant la mort. »

On est depuis longtemps à la ration. On ne fait que deux repas par jour ; trois écuellées de riz largement étendu d’eau, et c’est tout. Bientôt on ne fait plus qu’un repas, on n’a plus de quoi mettre sous sa dent, on marchera vingt-quatre heures sans manger. Il faut laisser en chemin deux malades, qui ne peuvent plus avancer. On rencontre un porteur de l’avant-garde, avec un sac de riz ; on est sauvé. Le prince