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commission du travail, nous croyons avoir serré la vis aux patrons autant qu’il a été possible[1]. » Mais les ouvriers, s’ils sont maîtres de modérer eux aussi leurs prétentions, ne sont pas maîtres d’arrêter les effets de la concurrence, et les commandes venant à manquer, les industriels auxquels je fais allusion ont pris un parti extrême. Avec l’initiative et la ténacité qui caractérise la race écossaise, quelques-uns d’entre eux se décidèrent, au lieu de se désespérer, à emprunter les capitaux nécessaires pour aller transporter leurs usines aux Indes. Là, avec un petit état-major européen et des ouvriers indigènes payés à vil prix, en argent, mais très souples, ils sont vite arrivés à améliorer la fabrication locale, ou plutôt ils ont installé aux Indes de véritables fabriques européennes et ont alors vendu avec bénéfice les marchandises qu’ils ne pouvaient produire qu’à perte en Angleterre.

Leur exemple a naturellement été suivi et menace de l’être de plus en plus. Quoi de plus simple en effet. Vaincus par le marché indien ils ne se sont pas laissé abattre et sont passés du côté du vainqueur.

L’opération est fort habile à leur point de vue personnel, mais elle est désastreuse pour la métropole qu’ils vont combattre, désastreuse aussi pour la région où leurs usines restent désertes. Qu’on ne s’y trompe pas ; on parle beaucoup en ce moment dans toute l’Europe, et nous avons dit deux mots de l’émigration des capitalistes. Les émigrations ne portent pas toujours bonheur aux émigrés. Les capitalistes une fois partis, que deviendront les ouvriers ? Abandonnés à eux-mêmes, sans travail dans des villes que les capitaux auront fuies, que feront-ils ? Il ne manque pas dans l’histoire du siècle dernier de précédens pour nous renseigner.

Si la concurrence du moins s’arrêtait ! mais non ; après les États-Unis, l’Amérique centrale, l’Amérique du sud, l’Australie, le Cap, les Indes, après les Indes le Japon, après le Japon la Chine… Et l’ouverture de tout nouveau foyer de production amènera chaque fois, fatalement, dans l’ensemble du monde un nouvel avilissement des prix. L’Afrique, il est vrai, tient en réserve des débouchés, et c’est pourquoi nous montrerons plus tard la colonisation du continent noir comme une ressource, si toutefois cette colonisation est raisonnablement entreprise, mais en Afrique même l’industrie européenne n’en aura pas moins à soutenir de rudes combats contre ses concurrens aux aguets, et ses chances de triomphe seront médiocres si elle est affaiblie par des défections, si nos capitaux se déplacent pour aller

  1. Lavollée, p. 230.