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en valeur toute une contrée. Que de forces économisées et multipliées ! que de risques et de dépenses évités ! Comment le résultat ne se traduirait-il pas par une récolte plus rémunératrice ?

Sol libre d’impôts, sol vierge, sans limites et sans prix, moyens de culture et moyens de transport perfectionnés, bas prix du fret, voilà bien des avantages déjà qui assurent aux nouveaux mondes une supériorité considérable sur l’ancien, mais ce n’est pas tout. Le prix des marchandises se règle, à qualité égale, d’après l’offre de vente la moins élevée et suivant cette formule expressive : le prix tombe au niveau du marché le plus bas. Tous les marchés du monde sont en communication télégraphique. Nous sommes à la merci des producteurs de l’Amérique et de l’Australie, mais eux-mêmes doivent compter avec les Indes, dominées à leur tour par l’extrême Orient, où les salaires sont à vil prix, où des ouvriers innombrables et très habiles se font concurrence, mais font aussi concurrence à tous les ouvriers du monde, concurrence écrasante car ils sont habitués à l’existence la plus misérable et se contentent de salaires dont nous n’avons pas une idée. J’emprunte les chiffres qui suivent aux plus récens rapports des consuls français et anglais, tous unanimes, au nouveau livre de M. Henry Norman, au travail du ministre allemand en Chine, M. de Brandt[1].

La filature de Kanegafuchi, au Japon, choisie par ce dernier comme un modèle de l’industrie japonaise et de ses moyens d’action, compte 5 800 ouvriers se relevant jour et nuit, chacun travaillant douze heures. Ces ouvriers ne sont pas des manœuvres ordinaires et doivent réunir des qualités assez nombreuses ; ils ne sont payés que 40 centimes en moyenne par jour, et sur cette somme est prélevée une retenue obligatoire pour subvenir aux frais de maladie (environ 1 franc par mois). Mais ce n’est pas tout. Les fabricans japonais ont trouvé le moyen d’abaisser encore ces salaires en employant les femmes en majorité. Les Indiens[2] employaient des enfans de 9 ans, travaillant de douze à quatorze heures par jour. Et sur ces 5 800 ouvriers, on compte 3700 femmes payées de 11 centimes à 46 centimes, soit en moyenne 20 à 22 centimes, quatre sous par jour. M. Norman donne des chiffres plus bas encore dans des filatures où les fillettes font concurrence aux femmes et où le travail est de vingt-quatre heures par jour, divisées en deux équipes ayant chacune

  1. 1° Collection des rapports des agens diplomatiques et consulaires publiés par les ministères des Affaires étrangères et du Commerce. Chine, Japon, Indes, années 1894, 1895 : 2° Collection des rapports de même nature, publiés en Angleterre sous forme de blue books. — V. aussi Henry Norman, Peoples and politics of the Far East, 1895 ; et enfin M. von Brandt, die Zukunft Ostasiens. Stuttgart, 1895.
  2. V. Brenier, l’Évolution industrielle de l’Inde.